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19. Открытие доктора Фрейда в его отношении к теории марксизма Л. Альтюссёр (La decouverte du docteur Freud dans ses rapports avec la theorie marxiste. L. Althusser)

19. La decouverte du docteur Freud dans ses rapports avec la theorie marxiste. L. Althusser

Universite de Paris, Ecole Normale Superieure, France

On s'accorde tres largement aujourd'hui, malgre des resistances symp-tomatiques dont il faudra examiner les raisons, pour reconnaitre que, dans l'ordre des "sciences sociales" ou "humaines", deux decouvertes inouies, totalement imprevisibles, ont bouleverse l'univers des valeurs culturelles de "l'âge classique", celui de la bourgeoisie montante et installee au pouvoir (du XVIeme au XIX erne siecle). Ces decouvertes sont celles du materialisme his-torique, ou theorie des conditions, des formes et des effets de la lutte de classe, oeuvre de Marx, - et celle de l'inconscient, oeuvre de Freud. Avant Marx et Freud, la culture reposait sur ia diversite des sciences de la nature, completees par des ideologies ou philosophies de l'histoire, de la societe et du "sujet humain". Avec Marx et Freud des theories scientifiques se mettent soudain a occuper des "regions" jusquela reservees aux formations theoriques de l'ideologie bourgeoise (economie politique, sociologie, psychologie), ou plutôt occupent, a l'interieur des ces "regions" des positions surprenantes et deconcertantes.

On s'accorde pourtant tres largement aussi pour reconnaître que les phenomenes dont Marx et Freud ont traîte, a savoir les effets de la lutte de classe et les effets d'inconscient, n'etaient pas inconnus avant eux. Toute une tradition de philosophes politiques, et avant tout ces "praticiens" dont parle Spinoza a propos de Machiavel, (qui a traite directement de la lutte des clas. ses, et a qui on doit la these de l'anteriorite de la contradiction sur les contrai-res), les plus connus etant les philosophes du Droit Naturel, qui en ont parle indirectement, sous le deguisement de l'ideologie juridique, - avaient reconnu, bien avant Marx, l'existence des classes et des effets de lutte de classe. Marx lui-même se reconnaissait pour ancetres directs, dont il se demar-quait par la critique qu'il faisait de la theorie bourgeoise de la lutte des classes, les historiens bourgeois de la Restauration, et les economistes de l'Ecole de Ricardo, comme Hodgskin: ces auteurs avaient reconnu l'existence des classes et de la lutte des classes. De même, les effets d'inconscients etudies par Freud avaient ete en partie reconnus depuis la plus haute antiquite, dans les rêves, les proprieties, les phenomenes de possession et d'exorcisme etc. consacres par des pratiques de traitement definies.

En ce sens, ni Marx ni Freud n'ont rien invente: l'objet dont ils ont produit respectivement la theorie existait avant leur decouverte. Qu'ontils apporte? la definition de leur objet, de sa limitation et son extension, la caracterisation de ses conditions, de ses formes d'existence et de ses effets, la formulation des exigences a remplir pour l'apprehender et pour agir sur lui: bref sa theorie, ou les premieres formes de sa theorie.

Rien que de banal dans cette remarque, s'il est vrai que, pour le materialisme, toute decouverte ne fait que produire la forme de connaissance d'un objet deja existant "au dehors de la pensee".

Mais la ou les choses deviennent plus interessantes, c'est lorsque les conditions de ces decouvertes deconcertantes renou vel lent completement les conditions anterieurement reconnues comme normales pour toute decouverte. Et ce n'est sans doute pas un hasard si les deux decouvertes qui ont bouleverse le monde culturel en l'espace de 50 ans appartiennent a ce qu'il est convenu d'appeler les "sciences humaines" ou "sociales", et si elles rompent avec les prоtосoles de decouvertes traditionnels dans les sciences de la nature et dans les formations theoriques de l'ideologie. Ce n'est pas un hasard non plus si cette commune rupture a ete ressentie par nombre decontemporains, a partir du moment ou Marx et Freud furent suffisamment connus, comme la manifestation d'une certaine affinite entre deux theories. A partir de la, prisonniers qu'ils etaient du prejuge ideologique du "monisme" de tous les objets des sciences, ce n'est pas un hasard si certains se mirent a rechercher les raisons de cette affinite dans une identite d'objet, tel Reich cherchant a identifier les effets d'inconscient isoles par Freud aux effets de la lutte de classe isoles par Marx.

Nous vivons toujours, en tous cas nous sommes nombreux a vivre dans le meme pressentiment: trop de choses les rapprochent, il doity avoir queque chose de commun entre Marx et Freud. Mais quoi? Et si l'experience ratee de Reich nous a montre ou et comment il ne fallait pas chercher leur point de rencontre commun (dans une identite d'objet), la conviction subsiste qu'il se passe quelque chose de commun dans cette double experience sans precedent dans l'histoire de la culture.

On peut soutenir en premiere instance que, dans un monde egalement domine par l'idealisme et le mecanisme, Freud nous offre, tout comme Marx, l'exemple d'une pensee materialiste et dialectique.

Si la these minimale qui definit le materialisme est l'existence de la realite en dehors de la pensee ou de la conscience, Freud est bien materialiste, puisqu'il recuse le primat de la conscience non seulement dans la connaissance, mais dans la conscience elle-même, puisqu'il recuse le primat de la conscience dans la psychologie, pour penser "l'appareil psychique" comme un tout dont le moi, ou le "conscient" ne sont qu'une instance, partie ou effet. A un niveau plus general, l'opposition de Freud a tout idealisme, au spiritualisme et a la religion, meme deguisee en morale, sont bien connues.

Quand a la dialectique, Freud en a fourni des figures surprenantes, qu'il n'a jamais traitees comme des "lois" (cette forme contestable d'une certaine tradition marxiste): telles les categories de deplacement, de condensation, de surdetermination etc, et aussi dans cette these limite, dont la meditation porterait loin, que l'inconscient ne connait pas la contradiction, et que cette absence de contradiction est la condition de toute contradiction. Il у a la de quoi faire "eclater" le modele classique de la contradiction, inspire de trop pres de Hegel pour pouvoir vraiment servir de "methode" a une analyse marxiste.

Ces affinites philosophiques suffisent-elles a rendre compte de la commu-naute theorique qui existe entre Marx et Freud? Oui, et non. On pourrait en effet s'arreter la, le bilan philosophique est deja riche, et laisser chaque science fonctionner de son cote, c'est-a-dire affronter son objet propre, irreductible en tant qu'objet aux affinites philosophiques dont on vient de parler, et se retirer pour se taire. Pourtant un autre phenomene doit retenir notre attention, encore plus etonnant: c'est ce que j'ai appele le caractere conflictuel dela theorie marxiste et de la theorie freudienne.

C'est un fait d'experience que la theorie freudienne est une theorie conflictuelle. Des sa naissance, et le phenomene n'a pas cesse de se reproduire, elle provoqua contre elle non seulement une forte resistance, non seulement des attaques et des critiques, mais ce qui est plus interessant, des tentatives d'annexiоn et de revision. Je dis que les tentatives d'annexion et de revision sont plus interessantes que les simples attaques et critiques, car elles signifient que la theorie freudienne contient, de l'aveu de ses adversai-res, quelque chose de vrai et de dangereux. La ou il n'y a pas de vrai, il n'y a pasderaison qu'onveuille annexer ou reviser. Il у a done dans Freud quelque chose de vrai, qu'il faut s'approprier, mais pour en reviser le sens, car ce vrai est dangereuxril faut le reviser pour le neutralises C'est la tout un cycle dont la dialectique est impitoyable. Car ce qui est re-marquable dans cette dialectique resistance-critique-revision, c'est que ce phenomene, qui commence toujours au dehors de la theorie freudienne (chez ses adversaires), s'acheve toujours au dedans de la theorie freudienne. C'est au-dedans d'elle-meme que la theorie freudienne est obligee de se defendre contre les tentatives d'annexion et de revision: l'adversaire fi-nit toujours par penetrer dans la place, et c'est le revisionnisme, provoquant des contre-attaques internes, et finissant dans des scissions. Science conflictuelle, la theorie freudienne est une science scissionnelle, son histoire est marquee par des scissions sans cesse renouvelees.

Or l'idee qu'une science puisse etre par nature conflictuelle et scissionnelle, et soumise a cette dialectique resistance-attaques-revision-scissions, est un veritable scandale pour le rationalisme, se declarât-il materialiste. Le rationalisme peut bien a la rigueur admettre qu'une science toute nouvelle (Copernic, Galilee) se heurte a la puissance etablie de l'Eglise et aux prejuges d'un "temps d'ignorance", mais c'est comme par accident, et dans un premier moment seulement juste le temps que se dissipe l'ignorance: en droit la science, qui est raison, finit toujours par l'emporter, car "la verite est toute puissante" (Lenine lui-merne disait: "la theorie de Marx est toute puissante parce qu'elle est vraie"), et plus forte que toutes les tenebres du monde. Pour le rationalisme, l'idee qu'il puisse exister des sciences conflictuelles par nature, hantees ou merae constituees par la contestation et la lutte, est un pur "non-sens": ce ne sont pas des sciences mais de simples opinions, contradictoires en elles-mêmes comme tous les points de vue subjectifs, et done contestables.

Or, avant la theorie freudienne, la science marxiste nous offre l'exemple d'une science necessairement conflictuelle et scissionnelle. II ne s'agit pas la d'un accident, ni de la surprise de l'ignorance prise de court, et des prejuges regnants heurtes dans leur confort et leur pouvoir: il s'agit d'une necessite organiquement Нее a l'objet même de la science fondee par Marx. Toute l'histoire de la theorie marxiste et du marxisme le prouve, et d'abord, s'il faut en rappeler l'exemple, l'histoire de Marx lui-même. Parti de Hegel et de Feuerbach, ou il crut trouver la critique de Hegel, Marx ne parvint a occuper des positions philosophiques a partir desquelles il put decouvrir son objet, que par une longue lutte politique et philosophique exterieure et interieure. Il ne parvint a occuper ces positions qu'a la condition de rompre avec l'ideologie bourgeoise dominante, apres avoir fait politiquement et intellectuellement l'experience du caractere antagonique entre le monde de l'ideologie bourgeoise dominante, et les positions politiques et philosophiques, qui lui permirent de decouvrir ce que l'immense edifice de l'ideologie bourgeoise, et de ses formations theoriques (philosophic economie politique etc.) avaient pour mission de dissimuler afin de perpetuer l'exploitation et la domination de la classe bourgeoise. Marx se convainquit ainsi que la "verite" qu'il decouvrait n'avait pas pour adversaire accidentel "l'erreur", ou "l'ignоranсe", mais le sy'steme organique de l'ideologie bourgeoise, piece essen-tielle de la lutte de classe bourgeoise. Cette "erreurla" n'avait aucuneraison de jamaisreconnaitre la "verite" (l'exploitation declasse), puisqu'elle avait au contraire pour fonction de classe organique de la masquer, et de soumettre, dans sa lutte de classe, les exploites au systeme d'illusiоns indispensable a leur soumission. Au coeur même de la "verite", Marx rencontrait la lutte de classe, une lutte inconciliable, et sans merci. Il decouvrait en meme temps que la science qu'il fondait etait une "science de parti" (Lenine), une science "representant le proletariat" (Le Capital) done une science que la bourgeoisie ne pourrait jamais reconnaitre, mais qu'elle combattrait par tous les moyens, a mort.

Toute l'histoire du marxisme a verifie, et verifie chaque jour le caractere necessairement conflictuel dela science fondee par Marx. La theorie marxiste, "vraie" et dangereuse, devint rapidement un des objectifs vitaux de la lutte de classe bourgeoise. Et Ton vit jouer la dialectique deja signalee: attaque-annexion-revision-scicssion, on vit l'attaque portee d u dehors passer al'interieur dela theorie, qui se trouva investie par le revisionnisme. A quoi repondit la contre-attaque de la scission, dans certaines situations limites (Lenine contre la Heme Internationale). C'est a tra-vers cette dialectique implacable et inevitable d'une lutte inconciliable que la theorie marxiste grandit, se renforca, avant de traverser de graves crises, toujours conflictuelles.

Ces choses-la sont connues, mais on n'en mesure pas toujours les conditions. On admettra bien que la theorie marxiste est necessairement enrôlee dans la lutte de classe, et que le conflit qui l'oppose a l'ideologie bourgeoise est irremediable, mais on admettra plus difficilement que la conflictualite de la theorie marxiste est constitutive de sa scientificite, de son objectivite. On se repliera sur des conceptions positivistes et economistes, et on distinguera les conditions conflictuelles de l'existence de la science comme contingentes par rapport a ses resultats scientifiques C'est ne pas voir que la science marxiste, et le chercheur marxiste doivent prendre position dans le conflit dont la theorie marxiste est l'objet, doivent occuper des positions theoriques (proletariennes) de сlasse, antagonistes a toute position theorique de classe bourgeoise, pour pouvoir constituer et developper leur science. Qu'est -ce que ces positions theoriques de classe proletariennes indispensables a la constitution et au developpement de la theorie marxiste? Des positions philosophiques materialisteset dialectiques qui permettent de vоir ce que l'ideologie bourgeoise оссult e necessairement: la structure de classe et l'exploitation de classe d'une formation sociale. Or ces positions philosophiques sont toujours et necessairement antagonistes aux positions bourgeoises.

Ces principes sont, sinon dans cette formulation (positions theoriques de classe), du moins dans leur sens general, reconnus assez largement par les theoriciens marxistes. Mais on ne peut s'empecher de penser trop souvent'qu'ils ne sont reconnus que du bout des levres, et sans que leur sens profond soit vraiment assume et pris en compte dans toutes ses consequences. Faut-il essayer d'en donner une expression moins courante, mais peut-être plus eclairante? il у a au fond de cette idee, que pour simplement vоir et соmprendre ce qui se passe dans une societe de classe, il est indispensable d'occuper des positions theoriques de classe proletariennes, il у a ce simple constat que dans une realite necessairement conflictuelle comme une telle societe, on ne peut pas tout voir de partоut, on ne peut decouvrir l'essence de cette realite conflictuelle qu'a la condition d'occuper certaines positions dans le conflit meme et pasd'autres, car occuper passivement d'autres positions c'est se laisser entrainer dans la logique de l'illusion de classe qui s'appelle l'ideologie dominante. Bien entendu, cette condition heurte toute la tradition positiviste dans laquelle l'ideologie bourgeoise a interprete la pratique des sciences de la nature, puisque la condition de Lobjectivite positiviste est justement d'occuper une position nulle, hors conflit, quel qu'il soit (une fois passes l'age theologique et metaphysique). Mais la meme condition renoue avec une autre tradition, dont on peut trouver les traces chez les plus grands, par exemple Machiavel, qui ecrivait "qu' il faut etre peuple pour connaitre les Princes". Marx ne dit rien d'autre, en substance, dans toute son oeuvre. Lorsqu'il ecrit dans la'Preface au Capital que cette oeuvre "represente le proletariat", il declare en somme qu'il faut etre sur les positions du proletariat pour connaitre le Capital. Et si nous prenons le mot de Machiavel dans son sens le plus fort, et l'appliquons a l'histoire deMarx et de son oeuvre, c'est a juste titre que nous pouvons dire: ilfaut etre proletariat pour connaitre le Capital. Concretement cela veut dire: il faut non seulement avoir reconnu l'existence du proletariat, mais avoir partage ses combats, comme Marx le fit pendant 4 ans avant Le Manifeste, avoir milite dans les premieres organisations du proletariat pour pouvoir etre en position de connaitre Le Capital. Pour se deplacer sur les positions theoriques de clas-se du proletariat, il n'est en effet aucun autre moyen au monde que la pratique, c'est a-dire la participation personnelle aux luttes politiques des premieres formes d'organisation du proletariat. C'est par cette pratique que l'intellectuel "devient proletariat"., et c'est s'il est "devenu proletariat", c'est-a dire s'il est parvenu a se deplacer des positions theoriques de classe bourgeoises etpetites bourgeoises sur des positions theoriques revolutionnaires, qu'il peut "connaitre Le Capital", - comme Machiavel disait "qu'il faut etre peuple pour connaître les Princes". Or il n'est nul autre moyen pour un intellectuel "d'etre peuple" que de le devenir, par l'experience pratique dela lutte de се peuple.

Qu'on me permette ici un mot sur une formule trop celebre: elle est de Kautsky, et Lenine Га reprise dans "Que fair e?". Elle parle de la fusion du mouvement ouvrier et de la theorie marxiste Elle dit: la theorie marxiste a ete elaboree par des intellectuels et elle a ete introduite du dehors dans le Mouvement ouvrier. J'ai toujours ete convaincu que cette formule etait malheureuse. Car que Marx et Engels aient ete formes comme intellectuels bourgeois en dehors du Mouvement ouvrier, c'est un fait evident: ils ont ete formes, comme tous les intellectuels de leur temps, dans les Universi-tes bourgeoises. Mais la theorie marxiste n'a rien a voir avec les theories bourgeoises dont les intellectuels etaient impregnes, elle dit au contraire quelque chose de totalement etranger au monde de la theorie et de l'ideologie bourgeoises. D'ou vient que des intellectuels bourgeois de haute formation aient pu forger et concevoir une theorie revolutionnaire servant le proletariat en disant la verite sur le Capital? La reponse me parait simple, et je l'ai deja donnee dans le principe; c'est que Marx et Engels n'ont pas forge leur theorie a l'exterieurdu Mouvement ouvrier, mais al ' interieur du Mouvement ouvrier, non pas a l'exterieur du proletariat et de ses positions, mais de l'interieur des positions et de la pratique revolutionnaire du proletariat. C'est parce qu'ils etaient devenus des intellectuels organiques du proletariat, et devenus tels par leur pratique dans le Mouvement Ouvrier, sans cesser d'etre des intellectuels qu'ils ont pu concevoir leur theorie. Cette theorie n'a pas ete "importee de l'exterieur" dans le Mouvement ouvrier elle, a ete concue par un immense effort theorique a l'interieur du Mouvement ouvrier. La pseudo- importation dont parle Kautsky n'est que l'expansion, a l'interieur du Mouvement ouvrier, d'une theorie produite a l'interieur du Mouvement ouvrier, par des intellectuels organiques du proletariat.

Il ne s'agit pas la de questions subsidiaires ou de detail de curiosite, mais de problemes qui engagent le sens de toute l'oeuvre de Marx. Car ce "deplacement" (dont aime tant a parler Freud au sujet de son objet) sur des positions theoriques de classe revolutionnaires, n'a pas, comme on pourrait le croire, des consequences seulement politiques: mais des consequences theoriques. Concretement, abandonner les positions theoriques bourgeoises et petites bourgeoises pour venir sur des positions theoriques de classes proletariennes, cet acte politico-theorique ou philosophique, est lourd de consequences theoriques et scientifiques. Ce n'est pas un hasard si Marx a ecrit, en sous-titre du Capital, cette simple formule: "critique de l'Economie Politique". Et ce n'est pas non plus un hasard si on s'est souvent mepris sur le sens de cette "critique", la prenant pour un jugementde Marx sur une realite incontestee et incontestable, le reduisant a des discussions, pour savoir si Smith et Ricardo ont bien compris ceci ou cela, vu la plus value sous la rente ou pas etc. Les choses vont infiniment plus loin. Dans le "deplacement" qui lui fait occuper des positions theoriques de classe proletariennes, Marx decouvre que malgre tous les merites de ses auteurs, l'Economie Politique existante n'est pas fondamentalement une science, mais une formation theorique de l'ideologie bourgeois e, jouant son role dans la lutte de classe ideologique. II decouvre que ce n'est pas seulement le detail de l'Economie politique existante qui doit etre critique, mais que doit etre remise en question et revoquee en doute l'idee meme, le projet, done l'existence de l'Есоnоmie Politique qui ne peut etre pensee comme discipline autonome, independante, qu'a la condition de travestir les rapports de classe et la lutte de classe qu'elle a pour mission ideologique d'occulter. La revolution theorique de Marx aboutit ainsi a cette conclusion qu'il n'y a pas (sauf pour la bourgeoisie, dont les interets sont trop clairs) d'Economie Politique, et qu'a plus forte raison il n'y a pas d'Economie politique marxiste. Cela ne veut pas dire qu'il n'y ait rien, mais Marx supprime le pretendu objet qu'etait l'Economie politique par une tout autre realite, qui devient intelligible a partir de tout autres principe s, ceux du materialisme historique ou la lutte de classe devient determinante pour comprendre les phenomenes dits economiques.

On pourrait multiplier les exemples chez Marx, montrer que sa theorie de la lutte des classes est tout autre que la theorie bourgeoise, que sa theorie de l'ideologie et de l'Etat est aussi deconcertante. Dans tous les cas on peut mettre en rapport le deplacement sur des positions theoriques de classes avec la revolution dans l'objet (qui devient tout autre, dont non seulement les limites, mais la nature et l'identite changent), et les consequences pratiques-revolutionnaires. Il est certain que ce boulerversement dans les pro-tocoles de reconnaissance traditionnels n'a pas facilite la tache des lecteurs de Marx. Mais ce qui les a heurtes par dessus tout c'est la fecondite theorique et scientifique d'une science conflictuelle.

Soit, dira-t-on, mais Freud dans tout cela? Or il se trouve que toutes proportions gardees, et a un autre niveau, la theorie freudienne est dans une situation semblable, sous le rapport de la conflictualite.

En edifiant sa theorie de l'inconscient, Freud a en effet touche a un point extraordinairement sensible de l'ideologie philosophique, psychologique et morale, en remettant en cause, par la decouverte de l'inconscient et de ses effets, une certaine idee "naturelle" "spontanee" de l'"homme" comme "sujet", dont l'unite est assuree ou couronnee par la "соnsсienсе".

Or il se trouve egalement que cette ideologic peut difficilement renoncer a cette conception-cle, sans renoncer a son role. Elle (ses "fonctionnaires" dirait Marx) resiste, critique, attaque, et a son tour tente d'investir la theorie freudienne, de la reviser du dedans apres l'avoir attaquee du dehors. Nous reconnaissons la la dialectique que nous avons deja analysee. C'est elle qui fonde le caractere necessairement conflictuel de la theorie freudienne.

Mais, dira-t-on, quelle commune mesure permet de rapprocher l'hostilite de cette ideologie bourgeoise de l'homme a l'egard de la theorie de l'inconscient, de l'hostilite de l'ideologie bourgeoise a l'egard de la theorie de la lutte des classes? Ce qui est necessaire chez Marx n'est-il pas relativement accidentel chez Freud? Comment rapprocher ce qui vaut pour la lutte des classes d'une societe, du reflexe de defense d'une ideologie de l'homme?

En verite le rapprochement n'est pas aussi arbitraire qu'il peut paraitre. Cette ideologie de l'homme comme sujet dont l'unite est assuree ou couronnee par la conscience, n'est pas n'importe quelle ideologie fragmentaire, c'est tout simplement la forme philosophique de l'ideologie bourgeoise qui a domine l'histoire pendant 5 siecles, et qui, meme si elle n'a plus aujourd'hui la meme vigueur qu'autrefois, regne encore dans de larges secteurs de la philosophie idealiste, et constitue la philosophie implicite de la psychologie, de la morale, et jusque de l'economie politique. Il n'est pas utile de rappeler ici que la grande tradition idealiste de la philosophie bourgeoise aeteune philosophie de la "conscience", soit empirique, soit transcendantale, car chacun le sait, meme si cette tradition est en train de ceder la place au neo-positivisme. Il est en revanche plus important de rappeler que cette ideologie dusujet-conscient a constitue la philosophie implicite de la theorie de l'Economie politique classique, et que c'est sa version "economique", que Marx a critiquee en rejetant toute idee d'"hоmо оесоnоmiсus", ou l'homme est defini comme le sujet conscient de ses besoins, et ce sujet-de-besoin comme l'element dernier et coristitutif de toute societe. Par la, Marx rejetait l'idee qu'on put trouver dans Thomme comme sujet de ses besoins non seulement l'explication derniere de la societe, mais aussi, ce qui est capital, l'explication de l'homme comme sujet, c'est-a-dire comme unite identique a soi et identifiable par soi, en particulier par ce "par soi" par excellence qui est la conscience de soi. Regie d'or du materialisme: nepasjuger de l'etre par sa conscience de soi! car tout etre est autre que sa conscience de soi. Mis il est plus important peut-etre encore de signaler que cette categorie philosophique de sujet conscient de soi s'incarne "naturellement" dans la conception bourgeoise de la morale et de la psychologie. On comprend qu'il faille a la morale un sujet conscient de soi, c'est-a-dire responsable de ses actes pour qu'on puisse l'obliger "en conscience" a obeir a des normes qu'il est plus "economique" de ne pas lui imposer par la violence. Et on comprend, a la simple definition du sujet moral (ou sujet-de-ses-actes) que ce sujet-la n'est que 1 e complement necessaire au sujet-de-droit, qui doit bien etre sujet et conscient puor avoir une identite, et rendre les comptes qu'il doit, en fonction des lois qu'il est "cense ne pas ignorer", sujet qui doit avoir conscience des lois, qui le contraignent (Kant), mais sans l'obliger "en conscience". On se doute alors que le fameux "sujet psychologique" qui fut et reste, quoiqu'elle en ait, l'objet d'une "science", la psychologie, n'est pas une donnee brute et naturelle, mais une etrange nature mixte problematique compromise dans le destin philosophique de tous les "sujets" qui la hantent: sujet de droit, sujet des besoins, sujet moral (et religieux), sujet politique etc.

Il serait aise, si nous disposions d'assez de temps de montrer la conspiration ideologique qui se noue, sous la domination de l'ideologie bourgeoise, autour de la notion de "sujet conscient de soi", "realite" hautement problematique pour une science possible ou impossible de l'homme, mais en revanche realite terriblement requise par la structure d'une societe de classe. Dans la categorie de sujet conscient de soi l'ideologie bourgeoise represente aux individus ce qu'ils dоivent etre pour accepter leur propre soumission a l'ideologie bourgeoise, elle les represente comme dotes de l'unite et de la conscience (cette unite meme) qu'ils doivent avoir pour unifier leurs differentes pratiques et leurs differents actes sous l'unite de l'ideologie dominante.

J'insiste a dessein sur cette categorie d'unite inseparable de toute conscience. Ce n'est pas un hasard si toute la tradition philos ophique bourgeoise presente la conscience comme la faculte тёте d'unification, la faculte de synthese, que ce soit dans le cadre de l'empirisme d'un Locke ou d'un Hume, ou dans le cadre d'une philosophie transcendantale qui, apres avoir longtemps hante ses precurseurs a trouve son expression dans Kant. Que la conscience soit synthese signifie qu'elle realise dans le sujet l'unite de la diversite des ses affections sensibles (de la perception a la connaissan-ce), l'unite de ses actes moraux, l'unite de ses aspirations religieuses, comme l'unite de ses pratiques politiques. La conscience apparatt ainsi comme la fonction, deleguee a l'individu par la "nature de l'homme", d'unification de la diversite de ses pratiques, qu'elles soient cognitives, morales ou politiques. Traduisons ce langage abstrait: la conscience est obi iga toire pour que l'individu qui en est dote, realise en lui l'unite requise par l'ideologie bourgeoise, afin que les sujets se conforment a sa propre exigence ideologique et politique d' unite, bref pour que le dechirement conflictuel de la lutte de classe soit vecu par ses agents comme une forme superieure et "spirituelle" d'unite. J'insiste a dessein sur cette unite, autrement dit sur l'identite de la conscience etla fonction d'unite, parce que c'est sur elle qu'a porte avec force la critique de Marx lorsqu'il a demantele l'unite illusoire de l'ideologie bourgeoise, et le fantasme d'unite qu'elle produit dans la conscience, comme l'effet dont elle a besoin pour fonctionner. J'insiste a dessein sur cette unite parce que, par une rencontre lourde de sens, c'est sur elle que s'est concentree la critique ireudienne de la conscience.

En verite, si on comprend bien Marx, il n'est pas de mystere dans ce "point sensible" que Freud a blesse dans toute la tradition philosophique classique, et dans les formations theoriques de l'ideologie bourgeoise, comme la psychologie, sociologie et economie politique ou dans ses formations pratiques comme la morale et la religion. Il suffit de comprendre que les differents "sujets-conscients-de" sont unificateurs de l'identite sociale de l'individu en tant qu'ils sont unifies comme autant d'exemplaires d'une ideologic de l' "hоmme", etre "naturellement doue de conscience" pour apprehender l'unite profonde de cette ideologic et de ses formations theoriques et pratiquer. Il suffit de saisir cette unite profonde, pour apercevoir les raisons de la profondeur de la resistance a Freud. Car, decouvrant l'inconscient, cette realite qu'il n'attendait pas, dans ce que nous pouvons appeler son innocence politique, qui dissimulait une forte sensibilite ideologique, Freud n'a pas touche seulement a un "point sensible" de l'ideologie philosophique, morale et psychologique existante, il n'a pas heurte des idees qui se trouvaient la par hasard, du fait du developpement du savoir ou de l'illusion humaine, il n'a pas touche a un point sensible, mais secondaire d'une ideologic de rencontre, et localisee. II a, peut-etre sans le savoir dans les premieres annees, mais il l'а tres vite su, touche au point theoriquement 1 e plus sensible de tout le systeme de l'ideologie bourgeoise. Le paradoxe est que Freud, hormis quelques essais hasardeux et contestables (Totem et Tabou, Malaise dans la Civilisation etc), n'a jamais vraiment tente d'embrasser et de penser comme un tout cette ideologie bourgeoise qu'il heurtait en son point le plus sensible. Allons plus loin: il n'etait pas en etat de le faire, car pour cela il eut fallu qu'il fut Marx. II n'etait pas Marx: il avait un tоut autre objet. Mais il lui suffit de reveler au monde stupefait que с е t autre objet existait, pour que les consequences s'en tirent d'elles-memes, et que se dechainent contre lui les attaques ininterrompues de tous ceux qui avaient, pour une raison ou pour une autre, mais parce qu'ils etaient unis dans la conviction de l'ideologie dominante, interet ace qu'il setaise. On connait le mot de Freud aux approches de l'Amerique qu'il allait visiter: "nous leur apportons la peste". On pense au mot de Marx parlant du Capital comme du "plus gigantesque missile jete a la tete de la bourgeoisie capitaliste". Ce sont la des mots d'hommes qui savaient non seulement ce que c'est que se battre, mais qui savaient aussi qu'ils apportaient au monde des sciences qui ne pouvaient exister que dans et que pax la lutte, puisque l'adversaire ne pouvait tolerer leur existence: des sciences conflictuelles, sans compromis possible.

Il ne faudrait pourtant pas en rester a ces generalites, aussi justes fussent-elles, pour cette raison simple: l'objet de Freud n'est pas l'objet de Marx. Ну avait dans Freud en effet quelque chose de tout a fait singulier, qui fait que la comparaison a la fois cesse et rebondit.

L'objet de Freud n'est pas l'objet de Marx. Marx se demande ce qu'est une formation sociale, у reconnaTt le role determinant de la lutte des classes, a partir de quoi il edifie toute sa theorie du rapport entre les rapports de production et les forces productives, et sa theorie de la superstructure (Droit et Etat, ideologies ). La condition theorique prealable qui commande cette theorie ou les rарроrts (de production, de classe etc.) sont determinants, cette theorie qui suppose l'idee d'une causalite par les rapports et non par les elements, est de rejeter le presuppose theorique de l'Economie politique classique ou des theories de l'histoire idealiste, a savoir que ce sont les individus qui sont les sujets (originaires, comme causes dernieres) de tout le processus economique ou historique. C'est pourquoi Marx prend soin a de multiples reprises dans le Capital de preciser qu'il faut considerer les individus comme des supports (Trager) de fоnсtiоns, ces fonctions etant elles-memes determinees et fixees par les rapports de lutte de classe (economiques, politiques, ideologiques) qui meuvent toute la structure sociale meme lorsqu'elle ne fait que se reproduire. Dans l'lntroduction a la Contribution, Marx dit: ilne faut pas partir du "concret, mais de Fabstrait". Cette theorie du primat des rapports sur les termes, cette theorie des individus (capitalistes ou proletaries) comme "supports de fonctions" verifie la these de l'lntroduction. Ce n'est pas que Marx perde jamais de vue les individus concrets, mais comme ils sont aussi le "concret", ils sont "la synthese de nombreuses determinations", et Le Capital en reste a l'etude des plus importantes de ces nombreuses determinations, sans se proposer le dessein de reconstituer par la "synthese de nombreuses determinations" les individus concrets, qu'il ne considere provisoirement que sous le rapport de supports, pour pouvoir decouvrir les lois de la societe capitaliste, ou ces individus concrets existent, vivent et se battent. Mais de toutes manieres, L e Capital nous en dit assez, et les textes historiques de Marx sont assez explicites, pour que nous sachions que Marx ne pouvait aller au-dela d'une-theorie de l'individualite sociale, ou des formes historiques de l'individualite. II n'y a rien dans Marx qui anticipe sur la decouverte de Freud: il n'y a rien dans Marx qui puisse fonder une theorie du psychisme.

Mais, dans ces essais de generalisation, malheureuse, Freud ne cessait en realite derepeter dans des conditions contestables, ce qu'il avait decouvert ailleurs. Or ce qu'il avait decouvert ne portait nullement sur la "societe" ou les "rapports sociaux" mais sur des phenomenes tres particuliers affec-tant des individus. Bien qu'on ait pu soutenir qu'il у a dans l'inconscient un element "transindividuel", c'est de toutes facons dans l'individu que se manifestent les effets d'inconscients, et c'est sur l'individu que la cure opere, meme si elle requiert la presence d'un autre individu (l'analyste) pour transformer les effets d'inconscient existants. Cette difference suffit a distinguer Freud de Marx.

Reste qu'en premiere evidence ce que Freud a decouvert se passe dans l'individu. Etc'estici que nous retrouvons une forme inattendue de conflictui-te, et avec elle une nouvelle difference entre Freud et Marx, et en meme temps un principe qui entre sans doute pour une part dans l'effet d'assujettissement exercee par l'ideologie sur les "sujets". II semble en effet que le refus massif dela psychanalyse par les philosophes (ou la "revision" qu'ils lui font subir pour en detruire les pretentions), у compris les materialistes marxistes qui se refugient trop souvent dans une conception "ontologique" de la these leniniste de la conscience-reflet, par les medecins, par les psychologues, les moralistes et autres, ne soit pas seulement duaun antagonisme ideologique de masse, bien qu'a l'echelle de masse cet antagonisme soit inevitable. Il semble qu'il faille ajouter une autre determination specifique a cet antagonisme pour expliquer son "allure" propre: le fait qu'il soit "etaye" sur une caracteristique de l'objet-inconscient lui-meme. Cet element supplemental tient a la "nature" de l'inconscient, qui est refоulement. S'il en est ainsi, il n'est pas aventure de dire que les individusne resistent pas a l'idee de l'inconscient pour des raisons de caractere exclusivement ideologique, mais... parce qu'ils ont eux-memes un inconsient, qui refoule automatiquement, dans une compulsion de repetition (Wiederholungszwang) l'idee de l'existence de l'inconscient. Chaque individu developpe ain-si "spontanement" un reflexe de "defense" devant l'inconscient, qui fait partie de son propre inconscient, un refoulement de la possibiiite de l'inconscient, qui coincide avec l'inconscient lui-meme. Chaque individu? Ce n'est pas absolument sur: il n'est pas avere que le reflexe de defense soit toujours aussi actif, l'experience montre au contraire qu'il existe des sujets chez qui cette resistance est, du fait de l'amenagement de leurs conflits fantasmatiques, suffisamment surmontee pour leur permettre la reconnaissance de la realite de l'inconscient, sans declencher de reflexe radical de defense ou de fuite.

Mais par cette voie comme par d'autres, nous entrons dans la decouverte de Freud. Qu'a decouvert Freud? On n'attendra pas de moi un expose de la theorie freudienne, mais quelques remarques qui la situent theoriquement.

Ce serait un contre-sens de croire que Freud ait propose, a l'instar des Behavioristes, dont il raillait la tentative, l'idee d'une psychologie sans conscience. Bien au contraire, il fait sa place au "fait fondamental de la conscience" dans l'appareil psychique, il lui attribue un "systeme" special ("perception conscience") a la limite du monde exterieur et un role privilegie dans la cure. Et il affirme qu'il n'est d'inconscient possible que chez un etre conscient. Pourtant, sur la primaute ideologique de la conscience, Freud est impitoyable: "nous devons apprendre a nous emanciper de l'importance attribuee au symptome "etre conscient" (SE XIV, 192). Pourquoi? Parce que la conscience est incapable par elle-meme de fournir une "distinction entre systemes" (GW, X 291) Freud en effet n'a pas seulement decouvert l'existence de l'inconscient, il a defendu que le psychique etait structure sur le modele de l'uniteсentree sur une conscience: mais structure comme un "appareil" comportant "differents systemes", irreductibles a un principe unique. Dans la premiere "topique" (figuration dans l'espace), cet appareil comprend l'inconscient, le preconscient et le conscient, avec Г instance d'une "censure" qui refoule dans l'inconscient les representants des pulsions insoutenables pour le preconscient et le conscient. Dans la deuxieme topique, cet appareil comprend le ca, le moi et le surmoi, le refoulement etant assure par une partie du moi et le surmoi.

Cet appareil n'est pas une unite centre e, mais un complexe d'instances constituees par le jeu du refoulement inconsient. L'eclatement du suiet, la decentration de l'appareil psychique par rapport au conscient et au moi, vont de pair avec une theorie du moi revolutionnaire: le moi, naguere siege de la seule conscience, devient en grande partie lui-meme inconscient, partie prenante au conflit du refoulement inconscient ou se constituent les instances. C'est pourquoi la conscience est aveugle a la "difference des systemes", car elle n'est qu' u n systeme parmi d'autres, dont l'ensemble est soumis a la dynamique conflictuelle du refoulement.

Certes, on ne peut s'empecher de penser, de loin, a la revolution introduite par Marx, lorsqu'il renonca au mythe ideologique bourgeois qui pensait la nature de la societe comme un tout unifie et centre, pour par-vemr a penser toute formation sociale comme un systeme d'instances sans centre. Freud, qui ne connaissait pas Marx, pensait comme lui (bien qu'il n'eut rien en commun avec le sien) son objet dans la figure spatiale d'une "topique" (qu'on pense a la Preface de la Contribution de 1859) et d'une topique sans centre, ou les diverses instances n'ont d'autre unite que lunite de leur fonctionnement conf lictuel, dans ce que Freud appelle "l'appareil psychique", terme (appareil) qui n'est pas non plus sans faire penser discretement a Marx.

Je mentionne les affinites de ces affinites theoriques entre Marx et Freud, pour faire sentir a quel point ce bouleversement dans les formes depensee traditionnelles, et l'introduction de formes de pensees revolutionnaires (topique, appareil, instances conflictuelles sans aucun centre, et possedant pour seule unite l'unite de leur fonctionnement conflictuel, illusion necessaire de l'identite du moi etc) pouvait, soit signaler la presence d'un objet deroutant, l'inconscient, soit heurter l'ideologie qu'il interdisait, et le refoulement qu'il reveillait.

A partir de la, on peut tenter de definir negativement la position de l'inconscient freudien.

L'inconscient freudien est du psусhique, ce qui interdit de l'identifier, comme tout un courant materialiste mecaniste aurait tendance a le faire, a du non-psychique, ou a un effet derive du non-psychique. L'inconscient freudien n'est a ce titre ni une realite materielle (le corps, le cerveau, le "biologique", le "psychophysiologique",), ni une realite sociale (les rapports sociaux definis par Marx comme determinant les individus independamment de leur conscience), differente de "conscience" et done du psychisme, mais produisant ou determinant la conscience a son insu. Ce n'est pas que Freud ait jamais nie l'existence d'un rapport entre l'inconscient d'une part, et le biologique et le social d'autre part. Toute la vie psychique est "etayee" sur le biologique par le moyen des pulsions (Triebe) que Freud pense comme des "representants" envoyes par le somatique dans le psychique. Par ce concept de representation. Freud s'acquitte de sa reconnaissance objective de l'ancrage biologique de la pulsion (toujours sexuelle dans son fond), mais par ce meme concept il libere la pulsion du de-sir inconscient de toute determination d'essence par le biologique: la pulsion est "un concept limite entre le somatique et le psychique" (GW, V, 67) , concept limite, elle est en meme temps le concept de cette limite, e'est-a-dire de la difference entre le somatique et le psychique. Ce n'est pas non plus que Freud ait jamais nie l'existence d'un rapport entre le systeme des instances du moi et la realite objective ou sociale, dont on retrouve la trace non seulement dans le "principe de realite", mais aussi dans le systeme perception-conscience, et dans le surmoi. Mais la aussi, dans son insistance a parler de "surface exterieure", de l'appareil psychique Freud pense encore une fois une limite: l'etayage sur le monde exterieur et social designe en meme temps une difference de realite, sa reconnaissance et son identification.

Nul doute que pour Freud les phenomenes produits par l'appareil psychique, et avant tout les effets d'inconscient, ne constituent une veritable realite, mais une realite sui generis." Faut-il reconnaitre aux desirs inconscients une realite? Je ne saurais le dire... Lorsqu'on se trouve en face des desirs inconscients ranenes a leur expression la derniere et la plus vraie, on est bien force de dire que la realite psychique est une forme d'existence particuliere qui ne saurait etre confondueavec la realite materielle". (GW, II-III, 625) Ou encore: "Pour les processus inconscients, l'epreuve de la realite (objective, materielle) n'a aucun poids, la realite de pensee equivaut a la realite exterieure, le desir equivaut a l'accomplissement... Qu'on ne se laisse done jamais egarer en transportant la valeur de realite dans les formations psychiques refoulees... On a le devoir de se servir de la valeur monetaire regnante dans le pays que Ton explore" (Sur les deux principes de l'activite psychique, 1911).

S'il designe cette realite sui generis, unique en son genre, l'inconscient freudien n'a evidemment rien a voir avec l'inconscient de la tradition philo-sophique: l'oubli platonicien, l'indiscernable leibnizien, et meme le "dos" de la conscience de soi hegelienne. Car cet inconscient est toujours un accident ou une modalite de la соnsсienсe, la conscience du vrai "recouverte" par l'oubli du corps, mais subsistant en soi dans cet oubli, (Platon), l'infinitesimal de la conscience trop "petite" pour etre "percue" (Leibniz), ou la conscience presente en soi dans l'en-soi (pour soi de la conscience de soi, avant de se decouvrir dans le nouveau pour-soi de la conscience de soi. (Hegel) Toute cette tradition philosophique tient la conscience pour la "verite"de ses formes inconscientes, e'est-a dire tient l'inconscient pour la simple conscience meconnue. Le destin de la philosoohie est de "lever" cette meconnaissance, afin que la verite soit "devoilee". Pour prendre les choses par ce biais symptomatique et limite, on peut dire que chez Freud jamais la conscience n'est la "verite"de ses formes inconscientes, d'abord parce que le rapport de la conscience aux formes inconscientes n'est pas un rapport de propriete ("ses" formes), ce qui peut se dire: la conscience n'est pas le sujet de l'inconscient, these qu'on peut verifier dans la cure, ou il ne s'agit pas, quoiqu'on en ait dit, pour la conscience de se reapproprier "sa verite" sous les especes de son inconscient, mais de contribuer a remanier le dispositif des fantasmes dans un inconscient soumis au travail (Durcharbeit) de l'analyse.

Et je voudrais pour finir insister sur un dernier point. L'inconscient freudien n'est pas non plus une structure (psychique) non-consciente, que la psychologie reconstituerait a partir des stereotypes ou de Failure generate des conduites d'un individu, comme leur "рre-montage" soit-disant inconscient. Nous avons connu en France une interpretation de ce genre chez Merleau-Ponty, qui "lisait" Freud a la double lumiere de la psychologie du comportement (behaviorisme) et de la philosophic du transcendantal concret de Husserl. Merleau-Ponty avait tendance a penser cette "structure du comportement" comme un a priori antepredicatif, determinant le sens et la figure des conduites dans l'en-deca de leur conscience thetique. Il cherchait du cote de cette synthese, ou structure antepredicative, un moyen pour rejoindre l'inconscient freudien. Des theories de meme nature peuvent se developper sans recourir explicitement a Husserl, mais elles ne peuvent guere se passer de la psychologie du comportement ou, d'une maniere plus subtile de la psychologie de P. Janet, meme fondee sur la base d'une genese "materialiste" des stereotypes de la structure des conduites.

Je crois qu'on peut, adresser, du point de vue freudien, deux critiques a cette tentative. La premiere est que cette theorie de l'inconscient comme "montage" des conduites ne remet pas en cause ce qui, nous l'avons vu, est au coeur de l'ideologic psychologique: celle de l'unite du sujet, considere comme sujet de ses conduites et de ses actes (qu'on puisse eventuellement fa ire abstraction de la conscience ne touche pas a ce principe d'unite). La seconde est que cette tentative ne "change" pas de "terrain" par rapport a celui de la psychologie: elle redouble, sous la forme d'une "realite" qu'elleappelle "inconscient", la structure des conduites conscientes ou non. Peu importe que ce redoublement soit transcendantal ou empirique (et genetique), ce qu'il atteint ressemble plutot au non conscient dont nous avons parle qu'a l'inconscient freudien. Il ne faut pas se tromper d'inconscient. Qu'on se rappelle le mot de Freud: "On a le devoir de se servir de la valeur monetaire regnante dans le pays que Ton explore", et pas d'une autre.

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