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45. Интерпретация бессознательного: критерии объективности Ч. Музатти (Interpretation de l'inconscient: criteres d'objectivite. Cesare Musatti)

45. Interpretation de l'inconscient: criteres d'objectivite. Cesare Musatti

Universite de Milan, Italie

En 1901 Freud publia pour la premiere fois, dans une presentation assez simple, l'oeuvre Zur Psychopathologie des Alltagslebens (Psychopathologie de la vie quotidienne), qui dans les annees suivantes devait etre amplement developpee, bien que le dessein initial fut reste le meme.

Il s'agissait, comme chacun sait, d'appliquer, meme aux plus petits incidents auxquels [est soumise notre activite psychique normale (c'est-a-dire le fait dese souvenir, de prononcer desnoms et des mots, d'effectuer des actions habituelles, etc) la technique interpretative deja utilisee auparavant pour l'etude des manifestations ou des symptomes des psychonevroses, et aussi des produits de l'activite onirique, c'est-a-dire des reves.

Ce genre d'interpretation presuppose que la situation que Ton cherche a interpreter, meme si elle semble etre denouee de sens et occasionnelle (et de toute facon involontaire) contient au contraire un sens precis et correspond a une intention specifique.

Interpreter, c'est decouvrir ce sens et cette intention, qui sont evidem-ment inconnus au sujet.

L'extension du materiel pouvant etre soumis а l'interpretation analytique, telle que Freud l'illustrait dans cet ouvrage, avait une importance theoretique considerable; car, tant que l'objet de l'interpretation n'etait constitue que par des situations exceptionnelles, comme les symptomes nevrotiques (manifestations done purement pathologiques), ou bien les reves (productions d'une mysterieuse activite de la pensee, differente, de toute facon, de la pensee vigile et consciente), les spheres de competence de la psychana-lyse restaient bien circonscrites. Et la psychanalyse elle-même pouvait etre consideree comme une methode valable pour certains chapitres tout a fait particuliers et limites d'un domaine beaucoup plus vaste, celui de la psychologie generale.

Mais, au contraire, l'expansion de la sphere d'application de l'interpretation psychanalytique modifiait radicalement la valeur des postulats qui sont a la base de l'activite interpretative.

Tout alors dans la vie psychique, et non seulement certaines situations determinees, apparatt significatif et guide par des intentions, même si cette signification et ces intentions doivent etre recherchees dans l'inconscient.

Freud affronta cette question dans le dernier chapitre, Determinismus, Zufalls und Aberglauben (Determinisme, hasard et superstition), ou il mit toutefois en relief moins l'aspect philosophique et objectif du probleme, pour une caracterisation generale de l'activite psychique (argument qu'il traitera par ailleurs en de nombreuses autres occasions) que son aspect psychologique et subjectif, c'est-a-dire l'attitude du psychanalyste face a la matiere de ses propres interpretations.

Il se demanda en effet: ne se pourraitil pas que l'analyste, qui donne une signification au plus petit incident, ne se trouve dans une condition analogue a celle de l'homme superstitieux, pret, lui aussi, a voir un signe dans le moindre evenement, et a en tirer aussitot des presages?

Freud se laisse d'ailleurs aller a une certaine complaisance non depourvue d'humour lorsqu'il etablit ce parallele; et il ne perd pas l'occasion de montrer comment quelques superstitions particulieres se trouvent pleinement confirmees dans Interpretation psychanalytique: celle-ci, en supposant un certain mecanisme psychique a la base de l'evenement, parvient a la meme conclusion que la pensee superstitieuse.

Doit-on alors en conclure que la facon de penser du psychanalyste est identique a celle de l'homme superstitieux? Freud s'empresse evidemment de dire non et de faire des distinctions.

Pour l'analyste, seulement ce qui est le fruit d'un processus psychique est significatif (et peut eventuellement donner une indication pour le futur). Ce n'est done pas l'evenement en soi, mais bien la pensee qui produit cet evenement, qui contient la signification: meme si elle n'est que latente et incons-ciente. S'il n'y a pas de processus psychique producteur, il ne peut pas non plus у avoir de signification de cette sorte.

Toutefois, on ne peut pas nier que, vues de l'exterieur, l'attitude de l'individu superstitieux et celle de l'analyste semblent, tres souvent, identiques.

Tout ceci concerne surtout la signification des evenements dus a une activite psychique (ou, tout au moins, dont le mecanisme de production contient un certain processus psychique). Toutefois, Freud, au sujet de la facon de penser du psychanalyste, ne prend pas seulement en consideration la chasse aux evenements contenant une signification occulte, mais aussi la recherche d'actes exprimant une intention cachee. Dans ce cas le parallele est institue entre la facon de penser du psychanalyste et celle d'un malade mental typique, le parano'faque, l'individu en proie au delire de persecution.

Vuede l'exterieur, non seulement l'attitude du psychanalyste ressemble a celle de l'homme superstitieux, mais aussi a celle du paranoiaque.

Le paranoïaque aussi voit partout des indices de quelque intention quile concerne de pres; exactement comme l'analyste pour qui tout ce qui fait un sujet d'inhabituel, d'inattendu, de contraire meme a ce qu'il affirme comme etant son intention, est execute intentionnellement et correspond a un des sein precis, meme si le sujet ne l'accepte pas interieurement et le refuse au niveau conscient.

De même que le parano'iaque accumule les indices recueillis pour cons-truire la preuve du complot universel trame contre lui, de meme l'analyste enregistre les moindres petits signes decelables dans le comportement d'un individu, pour reconstruire la trame des impulsions cachees qui agissenten lui. On peut sans aucun doute affirmer que, dans cette rechercehe, le flair de l'un vaut celui de l'autre.

Quant a l'attitude de Freud a l'egard des idees du parano'iaque, elle est encore une fois beaucoup plus bienveillante que celle de la critique rationnelle ordinaire. Freud, en effet, en arrive meme a dire: Es ist eben etwas Wahres daran (Il у a vraiment quelque chose de vrai en elles)!

Mais alors, ici aussi: en quoi reside la difference entre la fagon de pen-ser du psychanalyste et le comportement interpretatif du paranoïaque?

L'analyse de la pensee d'un parano'iaque permet d'etablir que les nom-breux et vagues indices sur lesquels il fonde sa conviction sont tous relies entre eux par un lien extremement typique et caracteristique. C'est le processus de projection. Le parano'iaque est domine par une impulsion hostile, agressive, non pas ressentie, dans son essence reelle, comme faisant partie de sa personne, mais, au contraire, comme reflechie dans la realite exterieure environnante et pergue dans cette realite comme etant justement dirigee contre lui. Cette hostilite, ainsi ressentie, relie tous les "signes" epars qui fournissent, de cette facon, la preuve evidente du complot universel. Selon Freud, c'est dans cette attitude qu'il faut voir ce qui distingue l'interpretation parano'iaque de Interpretation analytique.

L'analyste devrait etre exempt de processus projectifs: soit parce que, s'etant personnellement sou mis a une analyse, il devrait connaitre ses propres elements inconscients et les maitriser, soit parce que, dans l'exercice de son activite analytique avec des patients, il ne peut manquer d'accomplir constamment une analyse sur soi-même, soit enfin parce que Ton suppose qu'il n'est pas lui-même parano'iaque.

L'autre these selon laquelle les interpretations du parano'iaque sont sommaires, qu'ellesse contentent de preuvesrationnellement non valables, de semblants de preuve, et que le psychanalyste au contraire, du haut de sa position scientifique, devrait passer au crible tous les elements et s'en tenir a des criteres rigoureusement rationnels, n'est pas, en verite, une these soutenable, et ceci pour des raisons sur lesquelles nous reviendrons.

Du reste, le fait que le mecanisme de la projection soit present chez le parano'iaque et qu'il devrait etre absent chez l'analyste n'est pas un critere tres sur. Il est difficile meme pour un analyste, malgre l'analyse subie et bien qu'il soit conscient des dangers qu'il court, d'eviter totalement que quelques processus de projection ne se developpent: et ceci en particulier durant l'analyse du transfert, qui represente l'aspect le plus delicat de tout le travail qui doit etre accompli. En effet, le transfert entraine l'analyste dans les situations conflictuelles du patient; ainsi engage l'analyste est fortement pousse a projeter sur le patient ses reactions subjectives personnelles (son contretransfert).

Le risque de se comporter comme un paranoiaque menace done l'analyste en permanence.

La possibilite que puisse se verifier ce type particulier de deviation dans le travail d'interpretation fait d'ailleurs partie du probleme general du critere ou des criteres d'objectivite dans le travail analytique.

C'est justement a la fin de son activite analytique, et de sa vie, que Freud revint sur ce probleme, dans son ecrit Konstrukt ionen in der Analyse (Constructions dans l'analyse), publie en 1937.

Comme l'indique le titre, Freud evita le terme "interpretation" et le remplaca par "construction". Onze ans auparavant, dans Die Frage der Laienanalуse (en frangais: "Psychanalyse et medecine") il avait de-ja souligne comment ce terme "interpreter" sonnait mal applique a un travail qui pretendait parvenir a des conclusions scientifiquement correctes et valables. "Deuten! Das ist ein garstiges Wort!" (Interpreter! quel vilain mot!).

Au cours de la lecture de Constructions dans l'analyse, on trouve parfois le terme "reconstruction" au lieu de "construction". Freud reprend ici une image qui lui est familiere, ou il compare le travail de l'analyste a celui de l'archeologue. Il s'agirait de recomposer, avec les fragments qui emargent au cours del'analyse, et qui n'ont par ailleurs aucun lien entre eux et aucun sens, des contextes significatifs qui reproduiraient un passe enfoui. Ile semble presque que Freud, dans cet ecrit, veuille a nouveau parler du deterrement analytique dans son sens litteral, comme a l'epoque du premier developpement de sa pensee, lorsque l'analyse etait simplement concue comme une lutte contre l'amnesie par refoulement.

Il est evident que cette reconstruction ne doit pas etre considered comme la restitution d'un passe qui devrait necessairement emerger de l'oubli. Sou-vent meme cette emersion n'a pas du tout lieu, ainsi que Freud l'avait deja affirme en 1914 dans Erinnern, Wiederholen und Durcharbeiten (Se souvenir, repeter et elaborer). Par consequent il est impossible, dans ces cas, de comparer la construction etablie durant l'analyse avec un souvenir refoule.

Comment s'assurer alors que nos constructions ne nous ont pas induits en erreur?

Freud rappelle ici le raisonnement critique d'un homme de science qui lui aurait dit a peu pres ceci: "Vous autres, les psychanalystes, vous etes vraiment de droles de gens. Si, lorsque vous exposez une interpretation donnee, vous obtenez l'assentiment du patient qui se declare d'accord avec vous, vous vous estimez satisfaits et vous pensez avoir touche juste. Si, au contraire, le patient se rebelle et vous dit franchement que vous vous etes trompes, vous vous hatez de lui repliquer que son opposition est seulement un signe de sa resistance. Le fait qu'il refuse votre interpretation constitue justement la preuve la plus sure que cette interpretation est vraie. De cette facon, vous etes toujours saufs, et vous pouvez conserver l'illusion d'avoir toujours et de toute facon raison!".

Il arrive, en effet, que Ton rencontre quelquefois des analystes qui raisonnent ainsi. Mais Freud refuse absolument une telle position qui equivaudrait a renoncer completement a tout principe de confirmation des constructions de l'analyse, a tout critere d'objectivite.

Il n'est absolument pas vrai, ditil, que le consentement du patient constitue une preuve de la validite de notre construction. Au contraire, lorsque le malade accepte toujours tout ce qu'on lui propose, l'analyste doit rester sur ses gardes; dans ce cas, on peut en effet penser qu'intervient, chez le patient, le besoin d'etre a tout prix d'accord avec l'analyste en vertu de facteurs derivants de la situation transferentielle et aussi par crainte d'avoir une opinion differente de celui qui est considere comme le depositaire de toute autorite.

D'autre part, il n'est pas dit du tout que le refus oppose a une these determinee de l'analyste soit toujours le fruit d'une resistance. L'avis du patient n'est en rien decisif, mais, dans certains cas, le fait que celui-ci sente qu'une construction donnee lui est completement etrangere peut aussi signifier que Ton est sur une fausse piste.

Selon Freud, l'adhesion explicite ou le refus du patient ne doivent guere etre considered comme des preuves. Le critere de validite doit etre recherche ailleurs.

Quand le patient, face a la communication d'une construction donnee, reste indifferent, ou, disons, inerte, c'est-a-dire quand il ne produit pas de nouvelles associations qui, d'une facon ou d'une autre, se rattachent a cette communication, on peut effectivement penser que Ton a fait fausse route, ou, tout au moins, que la communication de cette construction, qui reste etrangere a la personnalite du sujet, a ete une communication prematuree. Quand au contraire la communication de l'analyste provoque l'eruption d'une grande quantite de materiel associatif qui se rattache a la construction communiquee, permettant de la completer et de l'elargir, on peut alors etre sur de ne pas s'etre trompe.

Freud avait une conception intellectualiste de la verite, si bien qu'il ne voyait nieme pas la necessite d'en donner une definition, puisque celle qui correspondait plus ou moins a l'adaequatio rei et intellectus de la pensee scholastique restait pour lui sous-entendue, Freud ne se preoccupait nullement du fait que, pour les processus inconscients et pour les processus psychiques en general, il manquat une res, c'est-a-dire un second terme, si bien qu'on ne peut pas parler d'adaequatio.

Le comportement du patient face a la construction cornmuniquee est done pour Freud un indiсe, un signe, de l'exactitude ou de l'erreur de cette construction. La construction erronee n'eveille rien dans le psychisme du patient et reste done etrangere a sa personnalite. Tandis que la construction exacte, en apportant a la conscience une partie de l'inconscient, modi-fie tout l'equilibre des forces qui agissent dans cet inconscient, altere done la structuration des defenses, et permet qu'un materiel supplemental, allusions et indices, jaillisse au cours des communications verbales.

Dans le langage ordinaire, c'est-a-dire dans les communications avec au-trui, chacun de nous se comporte comme Freud en ce qui concerne la conception de la verite. Conformement au sens commun, chacun de nous parle de la verite psychologique, et aussi de la verite dans l'inconscient, comme il le ferait d'un fait pouvant etre constate a travers les sens.

Toutefois, dans tous les cas ou n'existe pas la possibilite de se referer a une experience sensorielle, c'est-a-dire quand la realite dont il s'agit n'est pas susceptible d'etre graphiquement reproduite-et ceci a lieu evidemment non seulement dans des situations psychologiques, mais aussi dans une multitude de situations qui sont l'objet d'une determination scientifique en d'autres domaines - dans ces cas, done, il ne reste qu'a identifier le critere de la verite avec la verite elle-même.

La fertilite d'une construction analytique, c'est-a-dire sa capacite a modifier la structuration des defenses et a produire un nouveau materiel associatif, n'est done pas seulement une preuve, une garantie desa verite, mais la verite elle-même: etant donne qu'aucun autre fait ne peut etre constate en dehors de cette modification du comportement du patient.

Toutefois, I'analyste n'est pas seulement oblige de corriger sa facon de concevoir la verite de ses constructions; il faut aussi qu'il rectiiie sa fa^on de concevoir la signification du materiel sur lequel il exerce son interpretation.

L'idee initiale de Freud etait claire et simple. Ainsi que nous l'avons deja dit, interpreter signifiait decouvrir une intention et une signification dans des produits psychiques apparemment involontaires et insenses; done saisir une pensee raisonnable dans les produits deformes de l'activite psychique inconsciente. Mais l'emploi progressif de la technique analytique n'a pas seulement amene l'analyste a abandonner l'espoir d'une veritable reactivation d'un materiel mnesique precedemment recouvert par l'oubli, et en tout cas a reconnaitre que les souvenirs eventuels ne doivent pas etre pris a la lettre en tant que reproductions du passe, puisqu'il s'agit en general d'un passe remanie et reinterprete, cet emploi de la technique analytique Га aussi amene a rectifier son idee que la pensee latente, recherchee dans certaines productions psychiques donnees, doit forcement etre une pensee rationnelle.

En effet cette pensee ne peut absolument pas etre rationnelle; car la structure de l'activite psychique inconsciente n'est pas celle de la raison.

La situation, sur un plan methodologique, est tout a fait singuliere. Les premieres interpretations, effectuees par Freud, se presentaient vraiment comme des reconstructions rationnelles. Mais, au fur et a mesure que se developpait l'activite interpretative, la pensee latente - par exemple celle des reves - se revelait de moins en moins conforme, dans sa structure, a celle de la pensee consciente ordinaire; elle revelait au contraire une structure propre et de type different.

L'hypothese de la rationalite de la pensee latente (de même que l'hypothese que la pensee latente correspond a un passe historique reel) a permis d'une certaine facon, du moins au debut, d'elaborer la technique interpretative; mais l'emploi d'une telle technique, a son tour, a non seulement conduit a la these de l'insignifiance de l'existence reelle de ce passe historique, mais aussi a la constatation que la pensee latente obeit a une logique qui n'est pas du tout celle de la raison consciente. Sur le plan structural la distance entre contenu manifeste et pensee latente finit done par diminuer toujours davantage.

L'analyste effectue une traduction du contenu manifeste dans les contenus latents et le fruit de cette operation en sont ces constructions dans l'analyse dont parle Freud. Mais de telles constructions ne peuvent etre qu'elaborees dans le langage meme de l'inconscient, c'est-a-dire dans le langage de ce que Ton appelle les processus primaires.

C'est pour cette raison que j'ai auparavant affirme que Ton ne peut pas fonder la difference entre le langage interpretatif de l'analyste et celui du paranoïaque sur une rationalite presumee du premier et sur une irrationalite du second.

Pour effectuer son travail, l'analyste doit avant tout se familiariser avec la logique des processus primaires, tirant cette logique de son activite inconsciente personnelle. Il doit done ecouter son propre inconscient et chercher a reagir alors aux messages que lui transmet le patient, tout en abandonnant l'exigence de rationalite a laquelle on est oblige d'obeir dans les communications interpersonnelles des rapports sociaux norrnaux. Ainsi, tandis que l'analyste, dans ses rapports avec le patient, d'une part procede sur le plan de communications de type rationnel, de l'autre, il entretient avec lui un dialogue qui, au contraire, se deroule en dehors de toutes les regies de la raison.

Tout n'est certainement pas analyse au cours d'une seance analytique, mais un tel dialogue est, lui, l'analyse.

On parvient ainsi a une etrange conclusion. Le dialogue entre le patient et l'analyste, lorsque la situation se realise vraiment, est un dialogue delirant: c'est-a-dire un dialogue qui est en dehors de toute logique ordinaire.

Il est evident que lorsque l'analyste raconte un cas, par exemple pour les exigences d'une communication scientifique, et qu'il decrit un traitement psychanalytique, tout ceci reste mal defini, parce qu'il se trouve dans la necessite de faire un discours normal. Meme lorsqu'il parle a des colleques, l'analyste doit rentrer dans les rangs de la raison; il fournira done une description rationalised et normalised d'une realite qui est, au contraire, irrationnelle; un peu corame les cartes geographiques qui reproduisent sur un plan une partie de surface spherique, alterant inevitablement, ou les angles, ou bien les proportions des longueurs, ou encore les rapports entre surfaces. Une surface spherique n'est pas congruence avec une surface plane; de meme la pensee de l'inconscient n'est pas congruente avec la pensee rationnelle.

Les alterations sur les cartes geographiques sont d'autant plus importantes que les dimensions du territoire reproduit sont plus vastes. C'est aussi ce qui se passe dans la description d'une analyse complete. C'est pour cette raison que dans les ouvrages de psychanalyse, a commencer par ceux de Freud, on ne rencontre pas d'histoires cliniques vraiment completes. Rares sont celles qui ont ete publiees et, dans ce cas, elles sont d'ailleurs en grande partie arrangees.

Tout analyste peut cependant, a n'importe quel moment, decrire quelques minutes du dialogue analytique, prises a un moment quelconque de la seance, mais de facon a ce qu'elles montrent bien ce caractere delirant. L'analyste у contribue encore plus que le patient. Ce dernier, en effet, se defend de ses pensees inconscientes, tandis que l'analyste doit justement l'entrainer dans les meandres de ces pensees.

Je donnerai moi-même quelques exemples pris a certains moments d'une seance analytique.

Un patient se plaint depuis quelques jours. Il est dans un etat de depression tres profond, avec angoisses; une pensee obsedante l'empeche de dormir. Il me dit: "Je suis obsede par l'idee de l'avortement" (il veut parler de l'avortement provoque). Je sais deja qu'il n'existe pas pour lui de probleme concret qui puisse justifier cette obsession. Le patient est divorce. Une enfant est nee de ce manage. Sa femme n'a jamais eu d'interruption de grossesse et ce probleme ne s'est jamais non plus presente dans ses relations avec d'autres femmes. Depuis quelques mois il n'a plus de rapports sexuels.

Je sais aussi que la pensee obsedante de l'avortement (qui s'etait deja presentee autrefois) a des profondes racines. Enfant, le patient avait fait une grande confusion entre Facte sexuel (tel qu'il se le representait), la naissance de l'enfant et une vague idee de violence homicide perpetree par l'homme sur la femme ou meme sur le nouveaune. Les traces de cette "confusion" persistent au fond de lui-même.

Mais pourquoi le probleme de l'avortement reapparaitil justement main-tenant? Le patient, angoisse, me demande de l'aider: "Mais vous croyez, monsieur le professeur, que cette pensee prendra fin? Estce que j'en sortirai un jour?". Puis il precise: "Je ne peux pas accepter le point de vue de l'Eglise, qui interdit absolument l'avortement provoque. Je ne peux pas l'accep-ter parce que ce point de vue me semble une violence insupportable qu'exerce l'Eglise envers la liberte individuelle. D'autre part je ne peux pas non plus admettre l'avortement, car je le ressens comme un homicide".

Tout cela, naturellement, est illogique. L'attitude raisonnable serait soit d'adherer a l'idee que l'avortement est deja en soi un homicide et done refuser de le juger licite, soit, au contraire, de le considerer comme un acte justifiable, du moins dans certains cas. Le patient pourrait meme laisser le probleme irresolu etant donne qu'il ne se trouve pas dans la necessite immediate de devoir opter pour l'une ou l'autre de ces solutions. Quoi qu'il en soit il ne devrait pas eprouver une telle angoisse.

S'il у a angoisse, cela signifie qu'un probleme immediat et personnel le torture actuellement, même s'il refuse de l'admettre. Pour l'instant je ne dois pas intervenir et j'attends que le patient me communique quelque chose d'autre.

Il continue: "Je me sens aussi deprime parce que ma fille est en train de se detacher de moi".

Sa fille a treize ans. Elle habite chez sa mere mais voit frequemment son pere. Jusqu' alors il у avait eu d'excellents rapports entre lui et elle, mais elle a actuellement atteint l'âge ou elle tend a se rendre independante, même affectivement, a l'egard de ses parents. Le pere ressent cela comme une separation douloureuse.

Je lui demande: "Pourquoi au moment meme ou nous parlons de l'avortement me confiez-vous que votre fille est en train de se detacher de vous?" Le patient affirme que cela aussi l'angoisse terriblement.

Je propose alors ma "construction".

"Vous venez de formuler la pensee que si votre fille se detache de vous et que si vous devez la perdre, il aurait mieux valu que votre femme, au moment ou elle l'attendait, ait avorte. Mais au moment meme ou vous pensez cela, le fait vous apparait monstrueux, car Гenfant que vous imaginez ainsi supprimee du ventre maternel est votre fille, votre fille de treize ans. C'est pour cela que vous parlez d'homicide a propos de l'interruption de grossesse".

Le patient est trouble et balbutie: "Mais je n'ai plus aucun rapport avec mon ex-femme". Je replique: "Vous voulez alors me dire qu'il ne s'agit pas de votre femme, mais de vous-même. Ce detachement de votre fille a votre egard est ce que Ton appelle la perte de l'enfant, done l'avortement".

Mes paroles n'ont pas fait disparaitre l'idee obsedante du patient, bien que ce dernier ait produit du materiel nouveau qui a permis d'atteindre d'autres positions.

Je veux seulement souligner comment les explications que j'ai proposees sont, par leur caractere contradictoire, des explications delirantes. Mais en tant qu'analyste je dois communiquer avec l'inconscient du patient, et la fagon de penser de l'inconscient est elle-même delirante. L'idee qu'une fillette de treize ans se trouve dans le ventre maternel, ou meme paternel, et menacee de mort par des manoeuvres abortives, est absurde pour la conscience, mais absolument pas pour l'inconscient.

C'est justement la communication d'une idee de ce genre, revelee par un reve, qui m'a persuade un jour d'entreprendre une analyse avec une jeu-ne femme qui s'etait adressee a moi. La motivation pour laquelle elle voulait se soumettre a une analyse ne m'avait pas tout d'abord paru tres claire, aussi ne m'etais-je pas decide tout de suite. Je lui dis de venir me voire encore une ou deux fois et que je prendrai alors ma decision.

Au cours de Tun de ces dialogues successifs cette dame me dit: "Vous savez, j'ai fait un rêve tres court. Il me semblait que je dormais toute recroquevillee. Jusquela, rien d'etrange. Mais ce qui m'a semble etrange, e'etait que, sous mon corps, il у avait votre gilet".

Je dis alors a cette dame que j'abandonnais mes reserves et que je la prenait en traitement. Elle en fut satisfaite mais* voulut savoir pourquoi je m'etais ainsi decide tout a coup. Je dus lui expliquer qu'elle avait reve de se trouver en position foetale sur, ou dans mon "panciotto", e'est-a-dire dans mon "ventre" (En effet, en italien, on dit gile, comme en frangais gilet, mais aussi panciotto. Ce dernier mot sigpifie aussi a peu pres "joli gros ventre", et les enfants l'emploient pour indiquer que, la-dedans, il у a le bebe qui doit naitre). Elle desirait done naitre (ou renaître) de moi et je me serais vraiment senti comme "une mere denaturee" si je m'etais soustrait a une demande faite en ces termes.

Je peux ajouter, a titre de curiosite, que toute l'analyse de cette dame, qui etait peintre, et qui apportait a la seance aussi un materiel constitue de dessins et de peintures, s'est ensuite deroulee principalement sur le theme de la formation de sa personnalite ainsi que sur celui de la menace de sa desintegration. Tantot ces themes etaient developpes avec des termes plus ou moins nuances, plus ou moins abstraits et generiques, par des repetitions d'images de fusion (ou d'interpenetration) et de scissions de surfaces ou de masses corporelles, tantot, au contraire, d'une fagon beaucoup plus nette en uti-lisant des representations precises tirees de la genetique: de la phase de fecondation d'une seule cellule germinale, a celle de la proliferation cellulaire par segmentation, jusqu'a la croissance d'un organisme, a son expulsion et a sa separation du corps maternel, represente, une fois encore, par ma personne.

Un tel ensemble d'images et d'idees - que la patiente n'enongait evidemment pas d'une fagon directe mais seulement par allusions (bien que d'une fagon assez claire qui lui a fait remarquer avec etonnement la trame significative qu'elle voyait ainsi se former) - est done nettement delirant, bien qu'il corresponde au motif mythique de la naissance, comme symbole du renouvellement de la personnalite.

En psychopathologie on trouve souvent des cas de folie a deux. Mais comment se peut il que deux personnes deviennent folles au meme moment et, qu'en plus, le contenu de leur folie soit identique? Il ne s'agit pas naturel-lement d'une coincidence etrange. Les deux personnes se contaminent vraiment l'une l'autre, car l'inconscient de l'une parle a celui de l'autre. Ceci arrive precisement aussi dans le rapport entre analyste et patient.

On peut dire que les moments les plus productifs de l'activite analytique sont justement ceux durant lesquels le dialogue entre patient et analyste assume clairement le caractere de la folie a deux: car, durant ces moments, l'inconscient du patient est a decouvert, tandis que celui de l'analyste parvient a rester a l'unisson avec lui, eliminant, a mesure que le dialogue se poursuit, les tensions qui agissent en profondeur.

Toutefois le meme probleme que Freud avait deja affronte lorsqu'il se demandait en quoi residait la difference entre l'analyste et l'homme superstitieux, ou le paranoiaque, se represente ici: comment distinguer la pensee psychanalytique de la pensee delirante?

La reponse est que le psychanalyste, bien qu'il doive continuellement s'immerger dans cette forme de pensee qui correspond aux processus primaires (ou, pourrait-on dire encore, bien qu'il doive s'abandonner au delire), est toutefois toujours en mesure de recuperer le contact avec la pensee rationnelle. D'ailleurs, pour le travail analytique, le fait de s'abandonner a cet entretien delirant (qui se deroule sur la base de l'entente entre l'inconscient du patient et celui de l'analyste) n'a de signification que lorsque l'analyste lui-même reussit a recuperer de fagon constructive le plan de la realite, sans toutefois permettre que ce plan reste, pour le patient, contamine par le delire, a travers ce que Ton appelle en langage technique, le passage a l'асte . Apres l'elaboration du materiel inconscient l'analyste doit au contraire ramener le patient a un meilleur contact avec la realite.

Dans son travail, l'analyste entre et sort done continuellement de ce que l'on a appele "folie". Il le fait sans se laisser dominer par la situation, mais au contraire en la dominant toujours.

Voila done en quoi differe la condition da l'analyste par rapport a celle de l'individu prisonnier de sa folie.

Le double plan sur lequel se meut l'analyste a pourtant des consequences determinees. L'une d'elles est constituee par l'analogie qui se produit entre travail analytique et activite artistique.

En 1911, dans Formulierungen iiber die zwei Pr in-zipien des psychischen Geschehens (Precisions sur les deux principes du devenir psychique), en affrontant le probleme du rapport entre le principe du plaisir (qui domine le comportement infantile, le jeu, la fantaisie, l'activite inconsciente, e'est-a-dire tous les processus primaires), et le principe de la realite (qui correspond, au contraire, aux exigences de la raison), Freud a affime que l'activite artistique permet une conciliation entre ces deux principes.

En effet, ainsi que le dit textuellement Freud, l'artiste est a l'origine un homme qui se detourne de la realite, puisqu'il ne veut pas renoncer a l'assouvissement de ses instincts, renoncement qui lui est impose par cette même realite. Il fait alors en sorte que ses desirs d'amour et de gloire puissent s'assouvir dans une fantaisie. Il s'abandonne done, pour reprendre une expression que nous avons deja utilisee, a une activite delirante. Mais, continue Freud, il trouve le chemin pour revenir de ce monde de la fantaisie a celui de la realite, puisqu'il traduit ses fantaisies dans une nouvelle sorte de "choses vraies". Freud se refere aux oeuvres (tableaux, statues, poemes, musique, etc....) a travers lesquelles l'artiste s'insere a nouveau dans la realite, en atteignant des buts tangibles.

Le rapport de I'analyste avec la realite est en quelque sorte semblable: un detachement initial, pour vivre avec le patient et pour s'approprier son monde inconscient, puis un retour a la realite, pour aider le patient a rechercher dans cette realite (et dans Taction sur celle-ci), l'assouvissement de ses exigences et de ses besoins.

Resume

L'attitude de l'analyste pendant l'interpretation de l'inconscient ressemble, selon Freud, a celle de l'homme superstitieux, ou du parano'iaque. Ilfaut done etablir un critere de validation pour l'interpretation analytique. D'autre part on ne peut pas pour qa faire appel a la conception intellectualiste de la verite, qui ne s'applique pas a une realite telle qui est l'inconscient. En plus la pensee inconsciente ne suit pas du tout la logique nor male. Il s'en suit que le discours entre l'analyste qui propose ses interpretations et le patient qui les ecoute, prend souvent une allure semblable a celle d'une folie a deux. L'analyste entre et sort en continuation du delire. Ainsi son travail est tres prochedu comportement de l'artiste qui prend lui aussi continuellement ses distances de la realite, mais qui pour realiser son oeuvre est toujours force a faire retour a cette même realite.

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