72. Сон как проблема промежуточная между психофизиологией и психоанализом. А. Бургиньон
72. Le Rêve Entre la Psychophysiologie et la Psychanalyse. André Bourguignon
Université de Paris, France
Quand on a lu le livre si documenté de P. Bassine (6), on pourrait souhaiter aussitôt qu'il en fasse une nouvelle édition, car il est un des auteurs qui pourraient faire la synthése de l'énorme masse de travaux neurophysiologiques et psychophysiologiques consacrés depuis 20 ans au sommeil et á l'activité mentale pendant le sommeil. En effet, toute étude de l'inconscient (au sens freudien) doit se centrer sur le rêve, qui est non seulement la preuve irréfutable de l'existence de la vie psychique inconsciente, mais surtout qui en est la production la plus riche et la plus significative.
Deux dates marquent l'histoire des recherches sur le rêve: 1900 [parution de L'interprétation des rêves (18)] et 1953 [découverte de la phase REM (L' expression phase REM (rapid eye movements) est la plus communement employee pour designer les phases de mouvements oculaires rapides. encore appelées par Jouvet phases paradoxales ou phases de sommeil paradoxal. L'expression phase REM est due ã Dement. Les phases sans mouvements oculaires rapides sont applées phases NREM (NonREM)) par Aserinskv (4)]. Entre ces deux dates:rien. En effet pour les physiologistes, pour tous les "hommes de science", le rêve ne méritait pas considération. Ils étudiaient le sommeit sans se soucier de l'activité psychique concomitante Cette attitude soi-disant "scientifique" est peut-être toujours la nôtre, sans que nous nous en doutions. L'un des devoirs des plus impérieux du savant est sans doute de débusquer en lui l'idéologie (Nous emploierons ce terme dans son sens marxiste de fausse conscience ou de méconnaissance de l'ensemble dèterminant, ici, la recherche et ses résultats. Par example, dans le cas du rêve, l'ideologie pourra se manifester sous la forme d'une méconnaissance de l'origine et de la nature des présupposés implicites du chercheur ou d'une méconnaissance des inter-relations existant entre le sujet en expérience et l'expérinuntateur, et venant biaiser les résultats et leur interprétation. Le problème de l'idéologie et celui de l'inconscient ne sont pas étrangers (36)), toujours renaissante.
La théorie freudienne du rêve se suffisait à elle-même, les physiologistes ignoraientle rêve quand brusquement la découverte.
Aserinsky vint questionner les physiologistes et les psychanalystes et les forcer á sortir de leur domaine. La découverte de la phase REM du sorryneil inaugura une nouvelle période de la psychophysiologie pendant laquelle de nombreux chercheurs tentèrent de mettre en évidence des activités mentales sp?cifiques correspondant à chacun des stades du sommeil (stades I, II, III, IV de Dement et Kleitman et phases REM) - Ils tentèrent en particulier de découvrir le substratum anatomo-fonctionnel spécifique de cette activité mentale singulière que nous appelons rêve.
Comme le rêve, par sa bizarrerie, a de tout temps intrigué les hommes, et comme il est le premier phènoméne psychique que Freud utilisa pour établir sa théorie de l'inconscient, on comprend aisément l'importance des recherches qui lui ont été consacrées depuis plus de 20 ans.
Pour bien saisir la nature des problèmes posés á la psychophysiologic par l'étude du rêve et pour discuter correctement les résultats déja obtenus, il est nécessaire de procéder d'abord à un bref rappel historique de quelques données relatives à la psychanalyse d'une part et à la psychophysiologie contemporaine d'autre part.
I - Rappel historique
A - Rêve et psychanalyse
Chacun sait la place qu'occupe le rêve dans l'histoire et la théorie psychanalytiques, mais on ignore souvent ce qu'est la psychanalyse. En effet, cette discipline peut être considérée à trois niveaux. Elle est d'abord "une méthode d'investigation consistant essentiellement dans la mise en évidence de la signification inconsciente des paroles, des actions, des productions imaginaires (rêves, fantasmes, délires) d'un sujet". Elie est ensuite "une méthode psychothérapique fondée sur cette investigation". Enfin, elle est "un ensemble de théories psychologiques et psychopathologiques où sont systématisées les données apportées par la méthode psychanalytique d'investigation et de traitement". De ces trois définitions empruntées á Laplanche et Pontalis (26) nous ne retiendrons ici que la dernière qui est seule mise en cause dans la présente discussion. Précisons également que Freud élabora successivement deux théories de l'appareil psychique, mais que seule la premiére théorie se trouve confrontée aux données physiologiques et psychophysiologiques.
Trois arguments prouvent le bien-fondé de cette confrontation des recherches actuelles sur le sommeil avec la premiére théorie de Freud:
1°/L'importance du rêve dans l'elaboration de cette theorie, encore appelee metapsychologie, et le rôle de cette derniere dans la recherche experimentale depuis 1953.
2°/Le fait, souvent oublie, que Freud n'a jamais perdu de vue l'apport des disciplines scientifiques, de la biologie en particulier. Or le "biologisme" freudien, que certains analystes denoncent, ne pose aucun probleme aux physiologistes.
3°/Les recherches epistemologiques les plus recentes (21) tendent de plus en plus a affirmer la scientificite de la psychanalyse.
Les problemes de definitions tiennent une place trop importante dans les discussions presentes pour que nous n'y insistions pas. Comment Freud concevait-il le sommeil et le rêve? Pour lui, le sommeil est un "fait physiologique" dont la psychanalyse ne s'occupe pas, contrairement au rêve qui est avant tout de nature psychologique. Et il reprend a son compte la d?finition d'Aristote: le rêve est/l'activite psychique du dormeur. Toutefois dans son travail resume de 1901 (19), il tient a preciser que tous les rêves ne se ressemblent pas et qu il convient d'en distinguer trois types:
Rêves de type L "ceux qui sont charges de sens et en même temps intelligibles, c'est-a-dire qui peuvent s'inserer sans autre difficulte dans notre vie psychique".
Rêves detvpe 2: "ceux qui, certes, sont coherents et ont un sens clair, mais qui suscitent notre etonnement, parce que nous ne savons pas trouver place a leur signification dans notre vie psychique".
Rêves de type 3: "ceux qui n'ont plus ni sens ni intelligibilit?, qui apparaissent comme incoherents, embrouilles et denues de sens".
Pour Freud, ce dernier type de rêve est le plus fr?quent et le plus interessant, car lui seul pose les difficiles problemes de l'interpretation et de l'explication, que de tous temps les hommes ont tent? de resoudre.
Si la distinction faite par Freud de ces trois types de rêves est habituellement oubliee, il en va de même des circonstances dans lesquelles il a poursuivi son travail de L'interpretation des rêves (18). Comme il s'est refuse a utiliser les rêves de ses malades et ceux dont il a pu retrouver le recit dans la litterature consacree au rêve, il a bien ete force de ne travailler que sur ses propres rêves. Cette methodologie particuliere, qui ne semble pas avoir ete reprise par les psychophysiologistes contemporains, est decrite par Freud dans la preface de la premiere edition de son livre.
Pour en finir avec ces indispensables rappels, nous ajouterons que la theorie et la pratique psychanalytiques ont ete elaborees et ont evolue sans jamais recourir aux sciences fondamentales. Par exemple, quand Freud abandonna, dans les annees 20, sa premiere theorie, ce ne fut pas sous l'influence de quelque decouverte biologique, mais sous l'effet de constatations cliniques inexpliquees par la premiere theorie; nous voulons parler des rêves traumatiques dont ne pouvait rendre compte la thуorie du rêve "accomplissement de desir".
B - Les recherches psychophysiologiques contemporaines
Elles on ete admirablement exposees et critiquees dans le travail (non encore publie) du Groupe d'Etudes et de Recherches sur la Science, dirige par G. Lemaine (28). Dans ce travail les auteurs montrent que les recherches psychophysiologiques contemporaines sur le sommeil ont ete grandement influencees par divers modeles et presupposes implicites, en particulier par la theorie freudienne de l'appareil psychique.
Avant tout expose, rappelons que la decouverte d'Aserinsky en 1953 avait ete precedee par de nombreux travaux sur les mouvements oculaires pendant le sommeil et notamment par ceux de deux auteurs sovietiques en 1926. Il s'agit de Denisova et FICURIN (11). D'autre part, il convient de mentionner qu'Aserinsky travaillait a Chicago, dans le laboratoire de Kleutman, ou le sommeil etait etudie depuis de nombreuses annees.
L'historique des recherches psychophysiologiques peut se diviser, grossierement, en deux periodes: d'abord celle ou les chercheurs opposent les phases REM de sommeil avec rêve, aux phases NREM ou le dormeur ne rêverait pas, ensuite celle ou sont opposes les phenomenes toniques (durables) et les phenomenes phasiques (intermittents) de la phase paradoxale du sommeil.
1°/ Phase REM opposees aux phases NON-REM.
Le phenomene nouveau mis en evidence par Aserinsky est l'apparition, 3 a 5 fois par nuit, de phases de mouvements oculaires rapides pendant le sommeil, associees notamment a un trace EEG rapide de bas voltage et a des rêves (Les recits oniriques sont fournis lors du reveil provoque par l'experimentateur), alors qu'en dehors de ces phases REM les souvenirs de rêves sont tês rares. Notons que, sur le plan methodologique, cet auteur introduit une innovation capitale: il fait des enregistrements continus pendant toute la nuit. En 1955, Dement (9) confirmera l'importante decouverte d'Aserinsky.
En 1959, Goodenough et al. (22) recueillent des recits de rêve en phase NREM, les interpretant comme des souvenirs de rêves survenus en phase REM. Ainsi s'annonce la critique et la remise en cause de l'equation phase REM=rêve. Foulkes (16), dans son travail de 1962, suggere que l'activite mentale est presente a tous les stades de sommeil, mais que tantet elle a la forme du "rêve" (imagerie visuelle bizarre), tantot la forme de la "pensee", c'est a dire qu'elle est depourvue de representations visuelles, auditives ou autres. Or, non seulement l'activite mentale est plus frequente en phase REM qu'en phase NREM, mais surtout elle est plus souvent de type "rêve" en phase REM et de type "pensee" en phase NREM. Ainsi est maintenue la difference entre les deux types de phases. Cette correspondance entre phase REM et rêve (type 3 de Freud) d'une part, et entre phase NREM et pensee (rêves de types l et 2 de Freud) sera confirmee par d'autres auteurs. Cependant, il faut noter qu'en 1970 Snyder (35) insistera sur l'absence de bizarrerie, donc sur la banalite, des scenes oniriques en phase REM. Cette divergence pose un reel probleme.
Pour confirmer la validite de la distinction entre "rêve" et "pensee", Monroe et al. (30) soumettent les recits, recueillis apres reveil en phase REM et en phase NREM, a deux juges ignorants du deroulement de l'experience. Or les juges purent deduire du contenu et de la forme des recits s'ils furent produits apres une phase REM ou apres une phase NREM.
L'activite mentale de l'endormissement, etudiee par Foulkes et Vogel (17), souleve une premiere difficulte, car elle est de type rêve, bien que survenant en phase NREM. Les auteurs sont alors obliges de raffiner l'analyse de ces rêves peur faire appara?tre des differences, souvent subtiles, entre les "rêveries hypnagogiques" et les rêves de la phase REM.
Comme le mod?le binaire REM-NREM semble de moins en moins fiable on en introduit un autre: tonique-phasique.
2°/ Evenements toniques opposes aux evenements phasiques.
En 1965, Aserinsky (2-3) fait remarquer que les mouvements oculaires rapides ne sont pas permanents et qu'ils n'occupent au total que 25 p. cent de chaque phase R. E. M. Il emprunte alors a Moruzzi (31) la distinction entre evenements phasiques (ex: mouvements oculaires) et toniques (ex: trace E.E.G., atonie musculaire). Sa critique porte sur la correspondence, affirmee par certains, entre le contenu du rêve et les phenomenes physiologiques associes. Pour lui, tout est commande, directement, par l'activite nerveuse centrale; il n'y a aucune relation causale entre l'imagerie visuelle et toutes les manifestations de l'activation cerebrale si caracteristique de la phase REM, mais simple concomitance. Et il suppose qu'en phase REM avec motilite oculaire (REM-M) les rêves doivent etre plus nets qu'en phase REM quiescente, de repos oculaire (REM-Q); cette hypothese nuance singulierement l'assertion qui la precede.
Molinari et Foulkes (29) tentent donc de verifier cette hypothese et adoptent une nouvelle classification des formes d'activite mentale pendant le sommeil, opposant deux grandes categories: la secondary cognitive elaboration (SCE) et la primary visual experience (PVE). Ainsi les premieres equations, REM=rêve et NREM=pensee, sont devenues: REM-M=PVE et REM-Q=SCE. En effet les recits obtenus en REM-Q sont tres sembables eceux obtenus en NREM. Malheureusement, la encore, ce sont les observations faites lors de l'endormissement qui viennent invalider le schema. Des experiences ulterieures prouvent que la distinction REM-M-REM-Q n'est pas aussi nette qu'on le croyait. La phase REM-Q est alors subdivisee en 2 selon que le rythme theta est present ou absent.
Quant a Bosinelli et al. (7), ils preferent distinguer les rêves avec participation du rêveur, en rapport avec l'activite phasique, et les rêves sans participation du rêveur, en rapport avec l'activite tonique.
Dans une autre perspective, Ey, Lairy et al. (12) constatent qu'entre les phases REM et les phases NREM existent des phases intermediaires a u cours desquelles l'activite mentale est differente de celle des phases REM.
On a donc abouti progressivement a un veritable "morcellement de la phase REM" a un "emiettement des recherches" - expression de Lemaine et al. (28) - et a un certain etat de confusion, qui temoignent tous trois que ce domaine de la psychophysiologie est en pleine crise de croissance.
Ainsi, le probleme des correspondances psychophysiologiques reste entier. A moins que les recherches de Rechtschaffen (33) sur les P. I. P. s (phasic integrated potentials), qui sont en relation etroite avec les pointes ponto-geniculo-occipitales (P.G.O.), ouvrent une nouvelle voie permettent d'arriver a une solution. D'cres et deje, cet auteur a pu montrer que les rêves apparaissant lors des P.I.Ps, que ce soit en phase REM ou en phase NREM, sont doues de tous les caracteres des rêves de type 3 de Freud: aspect hallucinatoire, incoherence, bizarrerie etc...
Pour rêsumer les 23 ans de recherches ecoules qui ont mis en competition des laboratoires du monde entier, nous dirons que les certitudes les plus grandes nous sont venues de la recherche sur l'animal, a tous les niveaux. Car chez l'animal l'opposition entre les deux types de sommeil (lent et rapide; REM et NREM) est plus tranchee que chez l'homme. Mais en ce qui concerne l'activite mentale pendant le sommeil, on n'en sait guere plus que Freud. En effet les deux grands problemes de la psychophysiologie restent sans solution satisfaisante, puisque, d'une part, le rêve (type 3 de Freud) a ete successivement mis en correspondance avec la phase REM, les elements phasiques de celte phase et finalement avec les phasic integrated potentials, present en phase REM et en phase NREM; et que, d'autre part, l'unanimite est loin d'etre faite sur l'importance respective des criteres de reconnaissance du rêve: caractere hallucinatoire, bizarrerie ou participation du rêveur a la scêne onirique.
II - Commentaires sur les donnees experimentales
Personnellement, nous pensons que la crise actuelle de la psychophysiologie du sommeil depend de la methodologie de la recherche qui est conduite, en fait, comme si l'inconscient freudien n'existait pas, et des effets negatifs des theories preetablies. Mais nous pensons que ces facteurs de confusion pourraient, au moins en partie, être elimines.
A - L etude de l'activite mentale pendant le sommeil
Le but de la recherche est ici de recueillir un rapport verbal du dormeur sur son activite mentale avant le rêveil et de mettre en relation ce recit avec les phenomenes observes pendant le sommeil.
Deje la technique de reveil n'est pas indifferente. En effet, le reveil peut etre provoque de facon brusque ou progressive par l'experimentateur ou par un stimulus artificiel, le plus souvent auditif. Puis viennent les questions posees au dormeur sur son activite mentale. Les premiers chercheurs (Aserinsky, Dement) demandent simplement au sujet s'il rêve. Foulkes pose la même question et, en cas de reponse negative, demande au sujet ce qui lui passe par l'esprit. Lairy, pour ne pas induire la reponse par la question, interroge de facon encore plus vague et demande: que se passe-t-il?
Au fil des annees, les m?thodes des chercheurs sont devenues de plus en plus sophistiquees, faisant intervenir successivement: des tests psychologiques avant l'experience, un questionnaire aussitet apr?s le reveil nocturne provoqu? et le recit onirique, enfin un nouveau recit du rêve apres la fin spontanee du sommeil.
Une fois recueilli ce materiel, il reste au chercheur a leclasser et a l'interpreter. Dans ce but, il elabore une methode. C'est ainsi qu'en 1972 on a pu denombrer une centaine d'"echelles" destinees a caracteriser les recits de rêves. Les plus connues sont l'echelle dreamlike fantasy de Foulkes et l'echelle de Hall et Van de Castle.
Parfois, l'exp?rience est menee de bout en bout par le même chercheur ou la même equipe. Dans d'autres cas, le classement et l'interpretation sont faits par des experts ignorant tout de l'experience, mais souvent instruits de la strategie et des buts de la recherche. A ce propos, la question se pose de savoir quelles sont les interferences entre les chercheurs et les experts.
Bien entendu, les chercheurs travaillent, pratiquement toujours, sur le contenu manifeste des rêves. En effet, seule la methode psychanalytique permettrait d'en reveler le contenu latent. Mais une question insoluble reste toujours posee: y a-t-il identite entre le r êve rêve et le rêve raconte?
Au total, on reste frappe par la diversite des protocles experimentaux et plus encore par le contraste entre la lourdeur d'une experimentation, apparemment tres scientifique, et le caractere heterogene, voire contradictoire, des rêsultats. Pour ne citer qu'un exemple, rappelons que de nombreux chercheurs, apres reveil en phase REM, recueillent des rêves bizarres (type 3 de Freud), alors que Snyder (35) ne recueille que des reves d'une extreme banalite.
В - Effets des theories preetablies sur la recherche
1°/ Effets positifs.
Depuis Aristote et Claude Bernard, nous vivons dans l'idee que l'activite scientifique recueille d'abord les faits pour ensuite construire une theorie. Bachelard (5) a tres bien montre que ce schema, pour satisfaisant qu'il soit, est en fait une illusion.
Dans le cas du sommeil et du rêve, si la theorie psychanalytique de l'appareil psychique n'avait pas preexiste, la decouverte de la phase paradoxale n'aurait peut-être pas eu les repercussions et les developpmentsque l'on sait.
Une fois encore, nous opposerons schematiquement le point de vue classique au point de vue bachelardien. Pour les empiristes, il n'y a de science vraie que dans l'experience, pour les theoricistes (ceux qui accordent la primaute a la theorie) l'experience est privee de sens et de valeur si elle n'est pas precedee et sous-tendue par l'activite theorique. Recemment F. Jacob (23) a fortement defendu cette position proprement bachelardienne, en ecrivant: "Pour qu'un objet soit accessible a l'analyse, il ne suffit pas de l'apercevoir. 11 faut encore qu'une theorie soit prete a l'accueillir". Un tel enonce trouve une admirable illustration dans l'histoire des recherches contemporaines sur le sommeil.
De fait, c'est en 1937 que l'Allemand Klaue (24) a enregistre pour la premiere fois des ondes EEG rapides et de bas voltage au cours d'un etat de sommeil considere comme profond (tiefer Schlaf). C'etait la decouverte des phenomenes EEG de la phase paradoxale. Mieux encore, toujours en Allemagne nazie, Ohlmeyer, Brilmayer et Hullstrung (32) ont decrit, en 1944, un cycle d'erection penienne au cours du sommeil, le phenomene survenant toutes les 84,5 minutes et durant en moyenne 25,5 minutes. Il s'agit, on le voit, des caracteristiques temporelles de la phase paradoxale. Si Klaue et Ohlmeyer avaient etudie simultanement plusieurs variables, ils auraient decouvert la phase paradoxale, mais peut-être pas l'activite psychique concomitante. D'ailleurs l'etude du rêve etait trop liee au nom de Freud pour que ces auteurs, surtout Ohlmeyer, se soient engages dans cette voie. On peut donc raisonnablement, se demander si l'antisemitisme des nazis, qui avaient banni Freud tri sa psychanalyse, n'a pas joue un role dans la sterilite de ces deux decouvertes. Notons aussi que les recherches sur la phase paradoxale sont a peu pres inexistantes dans les pays ou la psychanalyse n'est pas pratiquee.
Bien qu'Aserinsky n'eut aucune formation psychanalytique, bien qu'il ne fit aucun rapprochement entre les notions freudiennes et ses observations, sa decouverte tomba sur un terrain culturel impregne par la psychanalyse. D'ailleurs ses successeurs americains firent aussitet le rapprochement. D'oe une abondante moisson de travaux qui, au debut, eurent pour but plus ou moins avoue soit de confirmer, soit d'infirmer le modele freudien. Et il ne pouvait pas en etre autrement puisque la theorie freudienne du rêve, et de l'activite psychique en general, fonctionnait depuis un demi-siecle et jouait le role de paradigme (Nous employons ce terme avec la pluralite de sens que lui donne T.S. KUHN (25): theorie, modele, schema explicatif, conception... d'ensemble...) aupres de la communaute scientifique. Cette utilisation d'emblee des donnees analytiques par les physiologistes, même s'il s'agissait d'une interference epistemologiquement critiquable, se revela extrêmement feconde, apportant en abondance des hypotheses et des projets experimentaux. Ainsi etait confirme le vieux principe, prone par certains, qu'il vaut mieux, dans le domaine de la recherche, disposer d'une theorie fausse que manquer de theorie prealable. Le recours a la metapsychologie freudienne etait donc justifie par les faits. 11 convient d'ailleurs de rappeler que la theorie psychanalytique a une extension Ьеэисоир plus large que la pratique dont elle est issue. On est donc autorise a l'utiliser hors du champ etroitement delimite de la pratique psychanalytique. Le seul fait que le rêve etudie au laboratoire ne corresponde pas a celui qu'etudie le psychanalyste, ne suffit pas pour condamner tout rapprochement entre les disciplines.
2°/ Effects negatifs.
Mais les theories preetablies ont aussi des effets negatifs sur la recherche; car tout chercheur, pour des raisons parfois inconscientes et irrationnelles, prend d'avance position en faveur d'une theorie prealable et oriente donc sa recherche en fonction de cette theorie. Des lors, il n'a pas de plus grand desir que de voir confirmes ses presupposes. C'est evidemment dans le domaine des sciences de l'homme, oe le chercheur est particulierement implique, que le danger est le plus grand.
Ainsi, dans le cas du sommeil et du rêve, de nombreux chercheurs, psychologues ou psychiatres, etaient, avant même leurs recherches, impregnes par les theories freudiennes ou hostiles a ces theories. Ils ont donc, avant toute experience, choisi des tests, etabli des questionnaires, adopte des criteres de classement des recits de rêve, en fonction de leurs options initiales, ce qui n'a pas ete sans biaiser les resultats. Nous en donnerons pour preuve le fait que tous les chercheurs ont toujours, tout au moins dans leurs premieres experiences, trouve ce qu'ils cherchaient, même s'il y avait contradiction avec les resultats d'autres auteurs.
Nous conclurons donc que la severe critique entreprise par G. Lemaine et al. (28) est entierement justifiee. Mais nous pensons cependant qu'il est possible de combattre les effets negatifs des theories preetablies en tirant la leeon methodologique donnee par la recherche psychanalytique dont l'un des resultats les plus utiles est la mise en evidence, dans le domaine des sciences de l'homme, des inevitables interferences entre le chercheur et la personne sur qui se pratique la recherche, l'un et l'autre etant a la fois sujet et objet de l'experience.
C - Questions de Methode
C'est avant tout l'existence, chez l'homme, d'un inconscient (au sens freudien) qui place la recherche psychophysiologique devant des difficultes insurmontables, d'oe resultent les tres vives controverses relatives a l'activite psychique durant le sommeil. On a bien mis en evidence les effets quantitatifs de la situation experimentale sur les rêves (first night effect); mais ce n'etait le qu'une difficulte mineure.
Le fait que les chercheurs aient opte pour ou contre la theorie freudienne suffit pour expliquer qu'il ait fallu plus de cinq ans pour decouvrir l'existence d'une activite mentale en dehors de la phase paradoxale, ou qu'on n'ait pas encore pu se mettre d'accord sur la frequence des "rêves" au cours du som-meil proprement dit (non paradoxal), cette frequence variant de un a quatre selon les auteurs. De même, comment expliquer que de nombreux chercheurs aient, en general, obtenu des resultats conformes a leurs voeux, quoique contradictoirese Pour les uns, par exemple, les rêves de la phase paradoxale sont bizarres et incoherents, pour les autres ils sont clairs et intelligibles, comparables en tous points a la pensee de la veille ou du scmmeil non-paradoxal.
On a, bien entendu, cherche a rendre compte de telles contradictions, rarement aussi profondes dans les sciences fondamentales. On a invoque tour a tour l'absence de standardisation des criteres relatifs a l'activite psychique des dormeurs, la diversite des protocoles experimentaux et surtout la grande variabilite du comportement des sujets d'experience. L'un des premiers, Fisher (14) a insiste sur l'importance des phenomenes transferentieis, sur les interactions psychoaffectives modifiant les attitudes du chercheui et du dor-meur; mais il ne semble pas que les chercheurs aient pris l'habitude de se considerer eux-mêmes comme une variable, non negligeable, de l'experience. C'est la pratique psychanalytique qui a rêvele ce type de phenomenes et qui a 60 montre que les rêves d'un patient sont souvent influences par la vie psychique de l'analyste, le patient faisant parfois les rêves qui, justement, donnent satisfaction a l'analyste. Nous connaissons d'ailleurs un laboratoire dans lequel la frequence des recits oniriques obtenus, chez des etudiants meles par reveil en phase paradoxale, variait du simple au double suivant que l'experi mentateur etait une femme (40 p. cent ) ou un homme (80 p. cent).
Il conviendrait donc, si cela n'a pas encore ete fait, de mettre au point, avant toute experience, une methode d'etude, non seulement de la structure psychique des chercheurs et des sujets d'experience, mais encore des relations unissant ces trois variables que sont le chercheur, le sujet d'experience et la recherche elle-même (hypotheses et methodes). Ces relations seront tres specifiques dans le cas, par exemple, d'un etudiant en psychologie paye pour passer plusieurs nuits dans le laboratiore du professeur qui le notera en fin d'annee, et elles auront tres certainement une influence sur les resultats experimentaux. L'etudiant, inconsciemment, aura tendance a fournir des recits de rêve confirmant les hypotheses du professeur ou au contraire les infirmant.
Il serait ainsi du plus haut interet de mettre en relation les resultats des chercheurs avec leur ideologie relative au rêve, la frequence de leurs souvenirs de reves au reveil, la place qu'ils accordent au rêve dans la vie de l'homme, leur reconnaissance, ou non, de l'inconscient, au sens freudien etc... Ainsi pourraient etre infirmees ou confirmees diverses hypotheses du genre de celles-ci: les chercheurs qui ne se souviennent pas de leurs reves pensent que le rêve n'a pas de fonction particuliere et trouvent que le rêve (type 3) n'est pas specifique de la phase paradoxale; inversement, les chercheurs qui se souviennent regulierement de leurs reves... Autre hypothese: les chercheurs qui n'admettent pas l'inconscient freudien observent plus rcrement des reves bizarres et incoherents chez leurs sujets d'experience. De telles investigations-peut-etre utopiques-entraeneraient sans doute de grands progres; mais ce n'est le qu'une supposition.
Même si ces variables etaient prises en consideration, il restera, pendant longtemps encore, difficile, voire impossible de connaetre l'activite psychique de l'homme pendant le sommeil. Nous touchons le aux limites actuelles de la recherche. En effet, comment pourra-t-on saisir les transformations que subit le rêve entre le moment ou il est vecu et celui oe il est raconte? Un cas particulier laisse entrevoir une solution partielle, c'est celui de la somniloquie oe les paroles du dormeur sont un indice, bien imparfait, mais fidele et contemporain de son activite psychique. Or Arkin (1) a justement montre que ces paroles n'etaient pas en desaccord avec le recit fait au reveil. Malheureusement, la somniloquie est un phenomene assez rare, qui ne peut, en principe, apparaetre dans les phases d'abolition du tonus musculaire, qui surviennent surtout lors des phases paradoxales" il pourrait etre utile que de plus nombreux chercheurs adoptent la methode de Freud en etant leur propre sujet d'experience.
III - Problemes d'epistemologie
Les recherches sur l'activite mentale pendant le sommeil ont une portee epistemologique considerable, car elles posent avec precision la question de la recherche pluridisciplinaire chez l'homme et, dans le cas present, celle des rapports entre le psychologique et le physiologique; mais elle pose aussi la question des limites de la recherche appliquee au domaine de l'inconscient.
A - La recherche pluridisciplinaire
Si au premier abord, la recherche pluridisciplinaire paraet tout-e-fait satisfaisante, on a trop vite fait d'oublier les difficiles problemes epistemologiques qu'elle pose, en particulier dans les domaines oe des niveaux structuraux aussi eloignes que le psychique et le biochimique, par exemple, sont concernes. Et bien que chaque discipline se definisse par son ou ses objets, ses methodes, ses techniques, ses notions et ses concepts, il ne peut etre question pour elle d'ignorer ses voisines.
Si nous considerons l'ensemble des recherches concernant l'activite mentale aux diverses phases du sommeil, nous constatons qu'elles interessent les disciplines les plus diverses, de la biochimie et de l'histologie a la psychanalyse et a la linguistique, en passant par la neurophysiologie, l'ethologie, la psychologie, pour ne citer que les principales et sans parler des innombrables techniques concernees. Il n'est aucun exemple dans la science contemporaine de pluridisciplinarite aussi grande, touchant a la fois l'homme et l'animal; car certaines experiences ne sont possibles que chez le premier et d'autres que chez le second. Des lors, comment peut-on organiser l'ensemble des discours scientifiques, les situer les uns par rapport aux autres, quand on sait que certains traitent de plusieurs niveaux de structure?
Tres grossierement, deux reponses sont donnees a cette question. Certains epistemologistes, de tendance theoriciste, estiment, par souci de rigueur et de purete, que la Science n'est qu'un ensemble de discours plus ou moins fermes se rapportant a des structures determinees et utilisant des systemes conceptuels independants. Un tel point de vue ecarte, comme illusion, l'idee d'unite de la Science, la notion d'interdependance des disciplines et plus deliberement encore l'espoir positiviste d'une possible reduction de la psychologie a la biologie et de la biologie a la physico-chimie. Si l'on admet cette position paralleliste relative aux discours scientifiques des diverses disciplines concernees directement ou indirectement par un même objet, il faut neanmoins que ces discours, bien qu'irreductibles les uns aux autres, ne soient pas contradictoires. Des lors se pose la question de les mettre en place les uns par rapport aux autres.
Jacob (23) a propose un schema historico-structural du discours biologique dans les termes suivants: "Il n'y a pas une organisation du vivant, mais une serie d'organisations emboetees les unes dsns les autres comme des "poupees russes" (...)o Au-dele de chaque structure accessible a l'analyse finit par se reveler une nouvelle structure, d'ordre superieur, qui integre la premiere et lui confere ses proprietes. On n'accede a celle-ci qu'en bouleversant celle-le, en decomposant l'espace de l'organisme pour le recomposer selon d'autres lois", (p. 24). C'est ainsi que, historiquement, se sont revelees successivement: la structure d'ordre un relative a l'agencement des surfaces visibles des etres vivants, puis les structures d'ordre deux (organes et fonctions), d'ordre trois (chromosomes et genes) et quatre (molecule d'acide nucleique). Or, nous sommes bien forces d'admettre qu'entre le discours de Vesale sur l'anatomie et celui de Jacob et Monod surlecode genetique il existe, pour le moins, un certain degre d'heterogeneite, pour ne pas parler d'une certaine rupture, bien qu'ils ne soient pas exclusifs l'un de l'autre.
Revenant au sommeil et au cas de la phase paradoxale, par exemple, nous sommes bien obliges de constater qu'il est effectivement difficile d'articuler les donnees histologiques, physiologiques et comportementales recueillies chez l'animal. Aussi ne faut-il pas s'etonner de voir croetre ces difficultes quand on cherche a confronter les donnees recueillies chez l'homme; en effet, l'enregistrement EEG et le recit onirique ne sont alors même pas simultanes.
Il est certain qu'un point de vue logique aussi exigeant protege efficacement une theorie ou une discipline contre les risques de contamination par des concepts etrangers et contre les illusions de la reduction de la Science a un seul discours. Mais il faut bien reconnaetre que dans la realite ce purisme logique est bien rarement respecte des chercheurs. En effet, l'histoire des sciences nous montre qu'aucune discipline n'a vu le jour et n'a progresse dans une telle ambiance d'aseptie logique et conceptuelle. La science qui se fait n'est jamais rigoureuse dans sa demarche theorique et empirique. Ce n'est qu'apres coup, dans les manuels d'enseignement, que se fabrique, se construit cette science rigoureuse, dont la croissance est d'une logique implacable, cette science normale dont parle Kuhn (25).
D'autres epistemologistes coneoivent les relations entre les disciplines de maniere totalement differente. Pour eux, a des degres divers, les disciplines non seulement interferent entre elles, mais doivent interferer pour etre fecondes, et leurs interferences interviennent a la fois au niveau des concepts et au niveau des techniques. "L'intersection est heuristique, et le progres est entrecroisement" ecrit M. Serres (34). Il est heureux qu'Aserinsky ait etudie simultanement des phenomenes aussi differents que l'EEG, les mouvements des yeux et les reves. S'il n'avait pas decide de se placer a un carrefour et de contempler en même temps plusieurs voies, c'est un des domaines les plus feconds de la neurophysiologie et de la psychophysiologie contemporaines qui serait reste en friche. Sa decouverte ne dependit pas d'une technique nouvelle mais simplement d'une certaine attitude d'esprit. Les recherches actuelles sur le sommeil et le rêve plaident en l'interference permanente des disciplines, tout comme ce buissonnement incessant de la Science qui lance des'rameaux dans toutes les directions, sous forme de techniques et d'r disciplines nouvelles. Ainsi la Science ne serait plus une juxtaposition de discours paralleles, mais ressemblerait plutot a un reseau ferroviaire, a un filet ou plutet a un reseau routier avec ses croisements de voies inegales, et parfois ses impasses.
Les travaux de Kuhn (25) sur la structure des revolutions scientifiques ont bien montre que, suivant les periodes de son histoire, une discipline peut etre successivement feconde et buissonnante, melant parfois le meilleur et le pire, pour devenir ensuite plus depouillee, d'une purete plus seche, quand elle prend la forme de la science normale, jusqu'e la prochaine crise de croissance. Dans le cas present du sommeil et du rêve la decouverte d'Aserinsky a ete trop rapidement suivie d'une crise-surement facilitee par la pluri-disciplinarite - pour qu'on ait pu atteindre le stade de la science normale.
B - Le "probleme corps-esprit"
Au probleme d'epistemologie generale pose par la recherche pluridisciplinaire, se rattache logiquement le probleme corps-esprit. En effet, des les premiers travaux d'Aserinsky et de Dement de nombreux chercheurs ont. pense que la nouvelle voie qui venait de s'ouvrir permettrait peut-être de regler ce probleme, considere par certains comme insoluble. Pour la premiere fois dans l'histoire des sciences de l'homme, se presentait une situation experimentale exceptionnellement feconde puisqu'elle permettait d'aborder tous les niveaux de structure connus, depuis la biochimie des neurones jusqu'au recit de rêve, donc jusqu'au conscient et a l'inconscient; sans compter qu'on mettait peu a peu en evidence, pendant le sommeil, et en particulier pendant la phase paradoxale, un nombre extraordinaire de phenomenes concernant presque tous les systemes: respiratoire, cardio-vasculaire, endocrinien, digestif, etc... Personnellement, nous avons tente, en 1968, une synthese (8) de tous les faits connus a l'epoque. Mais les faits nous obligent aujourd'hui a la critiquer, tant la situation est devenue complexe et confuse. Toutefois les termes dans lesquels se pose le probleme corps-esprit pendant le sommeil ne sont pas modifies.
Actuellement, nous sommes donc en presence d'un vaste ensemble de donnees recueillies soit chez l'homme, soit chez l'animal, donnees parfois contradictoires. Mais il existe entre ces donnees de telles discontinuites que, même en les simplifiant, il est toujours impossible de donner une solution experimentale au probleme corps-esprit.
Les donnees recueillies chez l'animal concernent l'ensemble de l'organisme, depuis le niveau neurochimique jusqu'au niveau comportemental, sans oublier les perspectives ontogenetique et phylogenetique. Toutefois, l'absence du langage prive le chercheur de tout temoignage concernant l'experience mentale directement vecue par l'animal.
Quant aux donnees recueillies chez l'homme, elles representent une masse considerable d'observations relatives a tous les systemes physiologiques, y compris la circulation cerebrale, mais nous restons toujours dans l'ignorance quant aux evenements concernant la chimie, l'histologie et la physiologie des structures profondes du systeme nerveux central (S.N.C.) notamment des neurones du tronc cerebral. Cette ignorance est sans doute definitive, car l'experimentation sur l'homme a des limites infranchissables imposees par la morale, a moins qu'interviennent des innovations techniques imprevisibles actuellement. Par contre l'homme peut fournir le recit de ses reves soit au cours d'une experience psychophysiologique, soit au cours de l'experience psychanalytique.
Si, pour simplifier, nous supposons, a tort, qu'il n'y a pas d'interaction entre le protocole experimental, le sujet en experience et l'experimentateur, que le rêve (type3) ne survient qu'en phase paradoxale, et que le rêve rêve est identique au rêve raconte, il n'en subsiste pas moins plusieurs "coupures" au sein de l'ensemble des donnees accumulees.
Nous sommes donc obliges de constater que, dans le cas du rêve, la solution du probleme corps-esprit rencontre, en dehors même des discontinuites propres a la recherche pluridisciplinaire, plusieurs obstacles dus aux multiples ruptures de la chaene des donnees empiriques. La premiere rupture se situe entre les donnees recueillies chez l'animal et celles recueillies chez l'homme. Certes, elles se recoupent sur certains points, mais sur deux points essentiels-lerecit du vecu onirique et la microstructure du S.N.C. - elles ne se recouperont sans doute jamais.
La seconde rupture dans la chaene de nos connaissances se situe justement a la jonction qui fait probleme, la jonction entre le psychologique et le physiologique. En effet le recit du rêve vecu intervient obligatoirement apres la fin du rêve, c'est-e-dire dans un autre etat mental. Il n'y a donc pas simultaneite de production des deux langages (Reference a la theorie de l'identitede Feigl (13) qui prefere parler de double connaissance ou de double acces plutot que de double langage) - recit du reveur et description du physiologistequi devraient traduire l'etat mental etudie. Cette difficulte ne peut etre levee que par un acte arbitraire qui serait de decider a priori que le recit recueilli aussitet apres un reveil provoque au cours d'une experience est la traduction fidele de ce que le dormeur vient de vivre directement. De toute faeon, dans l'etat actuel de la science, les deux langages exprimant l'etat mental du reveur ne sont pas traduisibles l'un dans l'autre.
Nous ne parlerons pas maintenant d'une troisieme rupture entre l'experience psychophysiologique et l'experience psychanalytique parce qu'en fait ces deux experiences n'ont pas le même but. La psychophysiologie vise le probleme corps-esprit sans se poser le probleme de l'inconscient, car elle n'a pas les moyens de l'aborder. Pour la psychanalyse c'est l'inverse: elle n'a pas a se poser de questions sur la neurophysiologie, mais a analyser l'inconscient ou, en d'autres termes, mettre au jour les desirs inconscients. C'est pourquoi le contenu manifeste du rêve lui importe moins que les associations d'idees faites a partir du recit du rêve alors que l'experience psychophysiologique a surtout besoin du contenu manifeste. Nous allons voir pourquoi. Mais, d'abord, concluons. Le probleme corps-esprit est implicite a toute recherche psychophysiologique sur l'activite mentale pendant le sommeil. Le modele de la phase paradoxale et du rêve (type 3 de Freud) paraissait le meilleur pour l'aborder con-cretement. Cependant, force nous est de reconnaetre que des obstacles, peut- etre infranchissables, s'opposent a la realisation de ce desir epistemologique.
Un autre probleme, connexe, s'articule avec le precedent: celui de la nature du rapport existant entre le recit de rêve, l'etat fonctionnel du systeme nerveux central et l'ensemble des phenomenes concomitants interessant la plupart des systemes de l'organisme, le phenomene concomitant le plus etudie etant les mouvements oculaires rapides. Pour ces mouvements oculaires, la question se pose ainsi: sont-ils lies a l'imagerie visuelle du rêve ou sont-ils un simple epiphenoinene traduisant, comme d'autres, l'etat d'activation du S N.C., sans avoir de rapport avec l'imagerie du rêve? La question reste d?battue. De même, l'erection penienne observee pendant la phase paradoxale temoigne-t-elle du rele joue par la pulsion sexuelle dans le rêve ou tout simplement de l'activation diffuse du S.N.C.? Pour Fisher (14), c'est la premiere interpretation qui serait la plus juste.
C - L'experimentation psychologique et l'inconscient freudien
Mis a part le fait que ses contenus ne sont pas "presents dans le champ actuel de la conscience" (26), l'inconscient freudien n'a rien a voir avec les acceptions usuelles du terme. C'est "une notion topique et dynamique qui s'est degagee de l'experience de la cure" (26) et en particulier de l'interpretation des reves. Ses caracteres specifiques ont ete precises par Freud dans son travail sur L'inconscient (20), travail qu'on aurait souhaite rencontrer dans la bibliographie de Bassine (6).
Devant l'etat de la science de son temps, Freud a renonce a raccorder sa topique avec l'anatomie: "Pour le moment (Souligne par Freud) notre topique psychique n'a rien a voir avec l'anatomie..." [(20) p. 175 de l'edition anglaise]. Aujourd'hui encore, malgre d'immenses progres, les sciences du S.N.C. ne nous autorisent pas a abandonner cette position. Mais cela ne veut pas dire que Freud n'attendait plus rien de la biologie, bien au contraire: "Les insuffisances de notre description s'effaceraient sans doute si nous pouvions deja mettre en oeuvre, a la place des termes psychologiques, les termes physiologiques ou chimiques. Ceux-ci, il est vrai, ne relevent eux aussi que d'un langage image, mais il nous est familier depuis longtemps et peut-être est-il aussi plus simple.
En revanche nous devons bien nous rendre compte que la necessite de faire des emprunts a la science biologique a considerablement accru le degre d'incertitude de notre speculation. La biologie est vraiment un domaine aux possibilites illimitees: nous devons nous attendre a recevoir d'elle les lumieres les plus surprenantes et nous ne pouvonspas deviner quelles reponses elle donnerait dans quelques decennies aux questions que nous lui posons. Il s'agira peutetre de reponses telles qu'elles feront s'ecrouler tout l'edifice artificiel de nos hypotheses." [(21) p. 60 de 1'edition anglaise]. Nous avons vu, precisement a propos du reve, que les espoirs que Freud fondait en 1920 sur la biologie, sont encore loin d'être combles. Mais ses prises de position a l'egard de la science experimentale autorisent les confrontations entre les theories psychanalytiques de l'appareil psychique et les donnees empiriques de la biologie.
Toutefois, le statut scientifique de la psychanalyse fait toujours l'objet de discussions parmi les epistemologues. Selon les empiricistes anglosaxons, elle ne peut être tenue pour scientifique. Pour les theoricistes francais, marxistes notarnment, elle merite le qualificatif de scientifique, car elle a instaure un champ nouveau d'experience, expliquedes objets connus mais nonelucides, critique des representations ideologiques, postule des concepts theoriques originaux et fonde une methodologie specifique (27). Tort (36) va même jusqu'a ecrire que le "continent scientifique" auquel elle se rattache est le materialisme historique". Pour Legrand (27), "si la psychanalyse merite le titre de scientifique, ce n'est pas tant parce qu'elle theorise avec succes et puissance, mais parce qu'elle articule theorie et empirie a la faveur d'une situation instrumental mediatrice, et de plus que cet accent mis sur l'instrumentation psychanalytique rend concevables les possibilites de sa falsification (Reference a la these que K. Popper a exposee dans The logic of scientific discovery. Hutchinson and Co, 1968) ou de son depassement".
Mais cela conduitil a ranger la psychanalyse dans les sciences experimentales? Certes pas. Car dans son cas la situation experimentale est univoque et ne varie pas en fonction des hypotheses a valider. Il s'agit done d'une discipline scientifique particuliere sur laquelle les epistemologistes et les philosophes n'ont pas fini de discuter. Comme la psychanalyse ne peut en aucun cas etre rangee parmi les sciences experimentales et comme d'autre part ellu est la seule a avoir pour objet l'inconscient freudien, on comprend que celui-ci restera toujours en dehors du champ de la science experimentale. Sans oublier que la nature meme des formations de l'inconscient fait qu'elles seront toujours insaisissables par les contraintes de la methode experimentale et qu'elles s'apprehenderont toujours mieux par la methode psychanalytique. C'est pourquoi, jusqu'a nouvel ordre, la psychanalyse nous en apprend plus sur le reve que la psychophysiologic.
Par contre, ilest parfaitement possible de controler si les donnees empiriques de la science experimentale sont en contradiction, ou non, avec les theories freudiennes de l'appareil psychique. C'est ce que nous avions fait dans notre travail de 1968 (8). Et nous avions conclu quemalgre leur heterogeneite, les deux discours, physiologique et psychanalytique, n'etaient pas contradictoires entre eux. Cependant il nous faut preciser que si la metapsychоlоgie freudienne a joue un role heuristique en fournissant modeles et hypotheses a la psychophysiologic du reve, celle-ci par contre n'a pratiquement rien apporte a la psychanalyse, sinon certaines confirmations (atonie musculaire, erection du penis pendant les phases paradoxals etc...) ou precisions comme dans le cas du cauchemar, etudie par Fisher (15).
Et ce n'est pas l'un des moindre paradoxes que l'une des trois oeuvres qui ont le plus marque notre epoque - apres celles de Marx et d'elnsteln - doive, par sa nature même, garder un statut de discipline marginale et malgre tout scientifique.
Resume
L'etude psychanalytique du reve a debute il у a trois quarts de siecle et l'etude psychophysiologiqueremonte deja a un quart de siecle. Il est done non seulement possible, mais souhaitable de proceder a une confrontation, compte tenu du fait que l'etude du rêve est toujours la voie royale pour acceder a l'inconscient.
Pour preciser la nature des probiemes poses a la psychophysiologie et discuter correctement les resultats obtenus, l'auteur rappelle d'abord quelques donnees de base relatives a l'etude psychanalytique et psychophysiologique du rêve. L'apport de Freud n'a guere ete modifie et les 25 ans de recherches psychophysiologiques n'ont abouti qu'a un morcellement des phases de som-meil, a un emiettement des recherches et finalement a une crise de croissance dont on n'entrevoit pas Tissue. A moins que les travaux de Rechtschaffen sur les phasic integrated potentials soient definitivement confirmes.
L'auteur tente ensuite d'expliquer cette situation en soulignant que les protocoles experimentaux et les presupposes theoriques qui les ont suscites doivent etre soigneusement critiques, en s'inspirant des phenomenes relationnels fondamentaux (transfert et contre transfert) mis en evidence par la psychanalyse; car l'apparition inevitable d'interferences entre le dispositif experimental, l'experimentateur et le sujet en experience biaise les resultats qui demandent alors a etre reinterpretes. Des propositions sont faites en ce sens.
Enfin, l'auteur donne son opinion sur les probiemes epistemologiques poses par les recherches experimentales sur le reve. Car la negligence de ces probiemes risque d'avoir les plus graves repercussions sur la recherche elle-même et sur l'interpretation des resultats. Il s'agit des probiemes poses par la recherche pluridisciplinaire sur le reve, du probleme corps-esprit dont la solution est le but implicite de cette recherche, et du probleme des relations entre l'inconscient freudien et l'experimentation.
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